DianeVM Critérium L'Enceinte

L'Enceinte

Franz pénètre dans l’enceinte.

A sa droite, le Chapiteau.

Pas besoin d’avoir été à un critérium pour en comprendre le fonctionnement. Le but ultime du criterium est la sublimation de l’homme en animal. La perte du lobe frontal. L’extase physique, chimique, biologique, la mort de la cognition, la naissance de la Bête humaine. Les futurs soignants espèrent ainsi, par ce rituel d’abolition et de transmutation, s’affranchir de leurs émotions, de leurs doutes, peurs, dégoûts et angoisses, de la fatigue de fin de garde, de l’épuisement du bloc opératoire, de la misère du diagnostic raté, de l’échec du cathéter mal placé, des pleurs post rétrogradage et de la mort de leurs patients.

En s’enfonçant tout ce qu’ils trouvent dans tous les orifices qu’ils possèdent, ils espèrent oublier, et peut-être même apprendre à apprécier, tout ce qu’ils vont devoir enfoncer dans les orifices récalcitrants des mourants.

Le Chapiteau, c’est un lieu de violence extrême. S’il y a bien un endroit au sein d’un critérium de médecine dans lequel les dernières inhibitions sont susceptibles de tomber, c’est là. Sous sa toile jamais vraiment blanche, sous les grosses enceintes aux fréquences psychédéliques, les affres corporels et sexuels les plus dégradants sont commis sous l’œil injecté de sang de la liesse collective. Aucun garde-fou. Pire que le Baisodrome, dont Franz n’a bien sûr jamais entendu parler, mais dont il connaît l’existence comme tout futur médecin.

Au moins, au Baisodrome, il ne s’agit que de copuler.

Le Chapiteau se trouve sur sa droite. Il jette un rapide coup d’œil ; les fumigènes bloquent sa vision pourtant parfaite – 12/10 à chaque œil ; il aurait pu devenir pilote, s’il n’y avait eu ce détail de sa tension sanguine trop élevée pour le comité de sélection d’Air France.

Les silhouettes aperçues à l’entrée du Chapiteau, dans les volutes de fumée, sont encore plus sauvages que ce qu’il imaginait. La nuit n’aide pas. Il détourne le regard et scrute les alentours.

Son grand avantage, c’est qu’il connaît la station de ski. En snowboardeur convaincu, il y a fait quelques descentes mémorables, s’aventurant même au Snow Park pour quelques sauts des plus esthétiques. Il y est allé avec son meilleur ami après les examens de première année. La petite serveuse du chalet de montagne lui avait fait de l’œil en lui servant son coca rondelle.

Durant les longues heures de voiture, il a donc tracé dans son esprit extraordinairement ordonné un plan imaginaire de la station. Pour ne pas devoir demander son chemin à tous les imbéciles avinés qui occupent actuellement les lieux.


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Franz traverse l’enceinte, cette place centrale autour de laquelle les chalets de ski s’agglutinent.

Chalets n’est pas le mot approprié. L’architecture des stations de ski est fascinante : tant de grands génies se sont attelés au casse-tête de la montagne. Terrain complexe, impératifs de confort, d’efficacité et d’esthétisme, tourisme de masse… Franz, qui se targue d’être un passionné d’architecture, connaît bien les critiques haineuses faites à l’encontre des stations de ski. Il les déplore. Les gens ne se rendent pas compte de leurs exigences. Ils veulent de l’eau chaude, des lits confortables, de l’espace, la proximité des pistes et tout ça à un prix écologique. Risible.

En parlant de pistes : un groupe d’étudiants, échevelés et vêtus de peaux de bête – un classique du crit – croise sa route : ils débarquent d’une deuxième tente, située au bout de l’enceinte, et continuent vers la gauche. Franz les suit du regard. Leur degré d’alcoolémie empeste l’air hivernal ; l’un d’eux est torse-nu, un tuba autour de l’épaule. Tous portent leur faluche ornée de pins. La faluche, c’est une sorte de chapeau en velours jamais lavé qui arbore fièrement une myriade de pins. Chaque pin est le symbole d’un acte dégradant vécu – ou infligé – par son bienheureux propriétaire. La pire espèce.

Probablement des fanfarons. Ils s’avancent vers une ouverture laissée entre deux bâtiments, derrière laquelle Franz aperçoit le début des pentes enneigées.

- Le Pape et Satan, le Pape et Satan prennent du Poppers ! Et toi, mec ?

L’un des fanfarons s’est arrêté non loin de Franz, agite un triangle et lui vocifère ses incantations à la figure.

- Non, merci. Inutile de me crier dessus.

La fille à ses côtés, en bleu de travail – encore un classique, des fanfarons cette fois-ci – caquète sauvagement.

- Fous-lui la paix.

Franz leur tourne le dos et continue sa route.

Au bout de l’enceinte, derrière une grande tente aux relents de malbouffe, se trouve un bâtiment longiligne et quadratique aux fenêtres silencieuses. Cette absence de lumière indique à Franz qu’il s’agit probablement du Dortoir. Il sait qu’à chaque crit, un immeuble sera décrété comme lieu de repos et de calme afin de libérer le reste pour l’orgie ininterrompue qui anéantira les notions de temps, d’espace – surtout privé – et de bienséance.

Le Dortoir, donc. Il est quasiment certain de ne pas y trouver Alois, mais en bon scientifique, il procédera par élimination systématique des possibles – non, en réalité, il est surtout curieux : il a envie de voir à quoi ressemble la dégénérescence de ses congénères.

Il traverse l’enceinte et ignore la deuxième tente qui se trouve être la Cantine. Aucune envie de se confronter à la friture rance, aux restes de vomi et aux futs de rhum et de tequila qui sustentent la meute.

Avant de pénétrer dans le Dortoir, ses yeux sont attirés par un mouvement sur sa gauche. Là où commencent les pentes enneigées, un petit attroupement s’est formé. Ils sont tous plus sales les uns que les autres, un mélange de fanfarons en bleu de travail ou vêtements de bloc opératoire, drapés dans des toges ou des capes en velours, certains à moitié nus, volontairement débraillés, leurs marcels tâchés à moitié sortis des futals, la faluche ancrée sur des cheveux qui n’ont pas vu une goutte de savon depuis le début des festivités mais toutes sortes de délicatesses culinaires, dont certaines probablement régurgitées longtemps après ingestion.

Ce groupe de critards typique regarde en direction des pentes enneigées, plus précisément ce qui se trouve au pied des pentes, sur un piédestal de neige et de caillasse. La chose prend l’allure d’un gros RPG mal fagoté, une création volontairement inesthétique au possible cherchant à imposer par la masse et non par l’élégance : le Patator, canon à patates monté sur un trépied et distribuant à intervalles réguliers ses projectiles légumineux dans la nuit étoilée. Chaque lancement réussi se solde par une ovation digne de SpaceX.

Franz soupire. Encore des crétins qui finiront aux urgences et qui trouveront ça drôle jusqu’au bout.

Il pénètre dans le Dortoir.


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1 commentaire

NohGoa

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Il y a 9 jours

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