Fyctia
Le Parking
PARKING
Quand Franz gare sa voiture sur le parking enneigé de la station de ski, c’est sans savoir où ses prochains pas vont le mener. Ce qui est loin d’être anodin. Franz sait toujours où ses pas le mènent, puisque c’est lui qui actionne les muscles qui dirigent ses jambes. Il sait même à l’avance où ses pas le mèneront. Car avant d’actionner ses muscles, il réfléchit. Minutieusement, et efficacement. Sans réflexion, pas d’intelligence, or c’est elle qui classifie l’humain en termes de mérite, Franz en est persuadé.
Ce soir-là constitue une pénible exception, la dernière d’une longue série d’exceptions. Il sait qu’il va y mettre fin. Plus d’exceptions. Un retour à la pureté originelle. Les exceptions sont pour les faibles. S’il avait un penchant pour le drame – ce qu’il n’a décidément pas – il dirait qu’il a failli se perdre.
Son créneau est parfait ; les chaines à neige crissent avec aisance sur la neige fraiche. Sa voiture, son joyau. Il l’a intégralement financée seul, durant sa première année d’études, avec un petit prêt soigneusement calculé. Il en connaît chaque morceau de chrome brillant, chaque millimètre visible du moteur parfaitement entretenu. Les jantes, il se les est offertes sur un rare coup de tête, noires comme la voiture. Maman les trouvait classe.
Avec une précision robotique, il active le frein à main, jette un coup d’œil au miroir de courtoisie, lisse une épaisse boucle de cheveux noirs sur sa tempe droite – il les porte longs, jusqu’à la ligne du menton – rabat le miroir, prend son manteau – gris, chaud et lourd, excellente qualité, Jack Wolfskin, un cadeau de Maman – et ouvre la portière.
Dehors, une vague de froid se drape autour de ses épaules et se plaque contre son visage comme une amante en manque d’attention. Il inspire profondément, tend ses quadriceps, sa musculature paravertébrale, ses deltoïdes. La route a été longue, dix heures, deux arrêts pour uriner et détendre ses jambes. Il a mangé au volant. Il avait hâte d’arriver.
Ces heures de trajet, Franz comptait sur elles pour lui dicter la marche à suivre. Il doit constater avec déception qu’il n’en fut rien. Il n’a pas la moindre idée de ce qui va se passer les prochaines heures. Il n’a pas le moindre plan d’action. Il n’a pas l’once d’un doute que ce voyage est une perte de temps sauvage et inconvenante, et qu’il fera son possible pour ne plus jamais en venir là dans le futur.
Franz avait une seule faiblesse : son nez. Aquilin et proéminent, il fut la source d’un cuisant et tenace sentiment d’infériorité durant son adolescence. Après avoir passé le bac, Franz a pris rendez-vous chez un chirurgien. Son nez est désormais parfaitement, sublimement droit, aussi droit qu’un nez puisse être. Il n’a plus jamais revu les péquenauds de son village natal. Dans le monde adulte, le vrai monde, il n’a jamais été vu autrement qu’avec son nez régalien.
Mais il l’a dit à Alois. Alois le sait.
La Lune illumine la scène. Au milieu du chemin, Franz se retourne et regarde le parking obscur, se demandant si la voie droite est perdue.
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En s’approchant de la station de ski, Franz entend la basse sourde de la musique mise à fond. Ça décoiffe. De très grosses enceintes. Il n’a jamais été à un critérium d’hiver avant, jamais ressenti l’envie de se rouler dans le vice et la débauche alors qu’il pouvait se préparer au prochain exam, aller à une séance de muscu ou rentrer voir Maman.
Peut-être est-ce dû aux températures négatives, à l’excitation musculaire post-confinement ou à ses motivations – inavouées, obscures, lourdes et boursouflées comme un cadavre aquatique ; toujours est-il qu’un filet de curiosité force son pouls à accélérer.
Modérément.
Il se demande quel spectacle affligeant l’accueillera dans l’enceinte de la station. Filles dénudées ? Collègues vomissants ? Une synthèse ? Beaucoup d’alcool, certainement. De la drogue, peut-être, mais probablement pas en sa compagnie.
La basse s’accentue. Elle transmet une subtile vibration à son sternum. Il retrouvera certainement quelques-unes de ses élèves du cours d’anatomie préparée. En sa qualité de tuteur, il devrait en impressionner l’une ou l’autre par sa présence, d’autant plus qu’il est un tuteur sévère, rigoureux et intransigeant. Il se chargera de leur conférer sa muette et irrévocable désapprobation.
C’est pour ça qu’elles m’aiment, pense-t-il avec satisfaction.
La route fait un virage, elle est raide, c’est normal, c’est une route de montagne. Il apprécie activer ses muscles, son système cardio-respiratoire. Il sent son sang lui irriguer le cerveau.
Trois filles à l’hilarité prononcée, en petite tenue à paillettes malgré le froid cinglant, titubent à son encontre. Elles ont les cheveux longs, sauvages, emmêlés. La première, un félin au manteau marbré, tient une bouteille à la main. La deuxième balance fièrement sa crinière de lion, toisant Franz la tête haute ; ses lèvres charnues dévoilent de longues dents affamées, humides, avides. Ses grosses mamelles lourdes de tissu glandulaire ballottent au rythme de ses pas. Franz détourne les yeux. La troisième a une clope entre ses lèvres et le visage émacié : la troisième le rebute. Sa maigreur témoigne d’une irrépressible convoitise envers toutes choses saines, savoureuses, humaines. Un bon steak bien généreux. Une bière après l’effort. Franz n’est pas un ascète – il connait ces choses-là, la salle de muscu, la récompense virile, le biceps fléchi et repu, la satisfaction d’être vigoureux, musclé, en vie.
Les trois apparitions rient, l’une après l’autre, en croisant sa route. Il leur adresse un signe de tête courtois. Inutile de montrer son malaise.
Les seins de la lionne semblent vouloir l’entraîner dans leur champ gravitationnel.
1 commentaire
NohGoa
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Il y a 9 jours