Fyctia
44. Sebastian
Déraper ? Oui, le risque est élevé. Je lâche ses cheveux et recule d’un ou deux pas. Son parfum qui m’entourait jusque-là s’estompe déjà. J’aimerais le capturer pour ne jamais l’oublier.
— Tu as raison. Je peux te raccompagner jusqu’à la sortie ouest du parc.
— Frank ne t’attend pas quelque part ?
— Non, je suis venu à pied, j’avais besoin de marcher.
Elle hoche la tête et ne commente pas cette information.
— Merci, mais je vais rentrer seule. Je préfère.
— OK.
Nous nous contemplons en silence. Je me fais violence pour ne pas la reprendre dans mes bras. Elle semble hésiter à parler de nouveau.
— Dis, je me demandais, se lance-t-elle sans détourner le regard, est-ce qu’on peut rester en contact quand même ? Genre s’envoyer des messages si on voit une expo ou un tableau qui nous plaît ? Ou qu’on déteste, d’ailleurs.
Mon cœur se répare un peu à cette idée.
— Bien sûr ! Avec grand plaisir. Écris-moi quand tu veux. Même pour me parler de tes films Marvel ou autres éléments en lien avec la pop culture.
Elle s’esclaffe, la tête renversée en arrière. Son collier en argent et perles noires qui brille au soleil m’éblouit. Elle tout entière m’éblouit.
— Promis, je te parlerai aussi de sujets plus intellectuels.
Je hausse les épaules. Elle me prend pour un vieil érudit, c’est mignon.
— Peu importe, vraiment, insisté-je néanmoins. Tous les sujets m’intéressent.
— OK.
— À bientôt alors.
— Au revoir, Sebastian.
Elle se hisse sur la pointe des pieds et dépose un minuscule bisou sur ma joue, comme ce soir-là à Harper’s Blues. J’ai l’impression qu’une vie entière s’est écoulée depuis.
Elle m’adresse un dernier geste de la main et s’en va. Je reste immobile à la contempler. Va-t-elle se retourner ? Je lève les yeux au ciel face à ma propre bêtise. Pire qu’un adolescent !
Elle ne se retourne pas. Sa silhouette se mélange vite aux promeneurs du parc, je me décide enfin à me mêler à eux. Je marche plus lentement qu’à l’aller, où j’avais hâte de la retrouver — même si je savais qu’elle arriverait en retard. C’est si craquant ! Maintenant, mes pas sont lourds, je n’ai pas envie de rejoindre mon grand appartement vide.
Je repense à sa confession sur sa relation avec son connard d’ex. Ce qu’elle a vécu est terrible. Respecter le désir d’autrui devrait être évident pour tout le monde, ce n’est malheureusement pas le cas. Il a dû lui retourner le cerveau comme il faut pour qu’elle subisse cette relation. C’est bien la preuve que ce gars est très fort. Même si ça fait mal de l’imaginer avec quelqu’un d’autre, j’espère sincèrement que son prochain mec sera gentil et prévenant avec elle. Et pas compliqué. Pas comme moi, donc.
Mes pas me mènent jusque chez moi. Le soleil qui se répand dans mon salon grâce aux immenses fenêtres m’agresse. Je me réfugie dans mon atelier et dans mon art. Alors que je travaillais sur une œuvre passe-partout, une illumination me frappe.
C’est son visage que je dois utiliser pour le tableau de la Reine Victoria dans le New York actuel.
***
Jeudi 6 juin
La goutte de trop qui fait déborder le pot de peinture.
Comme si mes regrets et le manque de Victoria n’étaient pas assez forts, je dois gérer une crise professionnelle. Un ancien élève de cours particuliers que je donnais dans la galerie d’un ami m’a fait parvenir une lettre de mise en demeure. Il m’accuse de plagiat. J’aurais utilisé l’une de ses idées pour une série de tableaux que j’ai vendus l’année dernière lors d’un événement spécial chapeauté par une association caritative. Il réclame des dommages et intérêts sur la vente de mes œuvres et propose des montants délirants. Si je ne paye pas, il m’attaquera pour de bon en justice sous trois mois.
Bien que je sois toujours anesthésié par le chagrin de devoir renoncer à Victoria, la colère m’étouffe depuis que j’ai reçu cette lettre. Je n’ai jamais plagié personne ! Je me souviens à peine de ses œuvres ! C’est d’autant plus lamentable de m’attaquer là-dessus alors que les peintures en question ne m’ont pas beaucoup rapporté. Le but était que les acheteurs versent une partie du prix à l’organisme de charité.
Assise derrière son bureau tout noir de Midtown, Molly liste pour la énième fois nos différentes options, qui ne sont pas bien nombreuses.
— Le plus sage serait de payer, conclut-elle.
— Hors de question ! Si je lui donne l’argent et que ça se sait, tout le monde pensera que j’étais coupable et je serais discrédité.
— On peut lui faire signer un accord de confidentialité pour qu’il n’en parle pas.
— Tu crois vraiment que ce gars va respecter ce type de contrat ?
— Si ça sort quand même, on peut l’attaquer pour la rupture du contrat, justement.
— Et donc je serais discrédité ! Retour à la case départ…
— Tu exagères, assène-t-elle.
Elle esquisse un geste de sa main parfaitement french-manucurée pour balayer mes peurs.
Non, je n’exagère pas. C’est ma crédibilité d’artiste qui est en jeu, si je la perds, je n’ai plus rien. Molly, elle, n’examine la chose que du côté marketing. Elle ne semble pas ébranlée du tout : son brushing est toujours aussi impeccable, sa blouse en soie n’est pas froissée. Je suis certain que mes cheveux partent dans tous les sens et que ma chemise ressemble à un torchon pour essuyer la vaisselle.
— Je ne comprends pas comment tu peux rester aussi calme, déclaré-je en secouant la tête. Ça pourrait ruiner ma carrière et, par extension, t’enlever une partie de ton salaire. Partie non négligeable, je crois bien.
— Tu as un très bon avocat, je ne suis pas plus inquiète que ça. J’ai déjà eu à traiter ce genre de cas. En général, ça éclate pendant un moment et puis tout retombe très vite. Si on gère bien la crise, ça peut même permettre à l’artiste accusé d’être encore plus connu. Plus d’ailleurs que celui qui l’accuse. Personne n’aime les victimes, dans ce monde. Je suis plus préoccupée au sujet de tes toiles récentes qui ne trouvent pas preneur.
Le pire, c’est qu’un fond de vérité se cache dans ce qu’elle avance. Pourtant, je ne veux pas augmenter ma popularité parce que j’ai été accusé à tort de plagiat. Je veux que le public aime mes toiles pour ce qu’elles sont, pas pour ma personnalité ou mes hypothétiques erreurs.
Je ne peux m’empêcher de penser à Victoria : au moins, cet incident me conforte dans mon choix. Il vaut mieux qu’elle ne s’encombre pas d’un trentenaire comme moi, qui, en plus de gérer ses deux enfants, croule sous les soucis de boulot plus ou moins graves.
Le soupir douloureux que je lâche alerte mon agent, elle se penche vers moi au-dessus de son bureau rangé à la perfection.
— Je te trouve morose, ces temps-ci. Tu es sûr que rien d’autre ne te préoccupe ?
J’hésite. Dois-je lui parler de Victoria ? Quelque chose me retient. Je botte en touche et lui réponds qu’en plus de la mise en demeure, ma routine me pèse un peu.
— Allez, je t’invite à boire un verre ce soir, lâche-t-elle, pour te changer les idées.
Je devrais refuser. Vraiment.
— OK.
36 commentaires
JULIA S. GRANT
-
Il y a 25 jours
Marie Andree
-
Il y a 25 jours
Gottesmann Pascal
-
Il y a un mois
Marie Andree
-
Il y a un mois
WildFlower
-
Il y a un mois
Marie Andree
-
Il y a un mois
Debbie Chapiro
-
Il y a un mois
Marie Andree
-
Il y a un mois
ElisaCB13
-
Il y a un mois
Marie Andree
-
Il y a un mois