Fyctia
25. Victoria
Je plaque ma main sur ma bouche.
— Oh non, je suis désolée !
— Désolée ? De quoi ?
— À cause de ma réaction, hum, pendant l’atelier… comme on a parlé après, je t’ai retardé et tu as perdu du temps que tu aurais pu passer avec tes enfants.
— Ce n’est rien, voyons ! s’exclame-t-il sans hésiter. Une demie heure de plus ou de moins…
— Quand même ! Vous faites même un détour pour me ramener. Je suis gênée.
Je me relance dans un nouvel examen attentif de la poche avant de mon sac à dos. L’étiquette Eastpak commence à se découdre et les fleurs noires et roses de l’imprimé sont un peu délavées. Il pose sa main sur mon bras, je tressaille. Ma respiration se bloque tandis que je relève la tête.
— Victoria, tu avais besoin de parler tout à l’heure, déclare-t-il d’une voix douce, ou en tout cas j’avais besoin de vérifier que tu allais bien. Je n’aurais pas eu l’esprit tranquille pour rentrer chez moi, sinon.
Le marine de ses iris est empreint de bienveillance, je m’autorise le droit de m’y perdre un instant.
— C’est très gentil, pourtant ton temps avec tes enfants est précieux, insisté-je. Tu dois avoir hâte de les retrouver.
— Oui, mais je t’assure que ma mère est ravie aussi de passer du temps avec eux, sans m’avoir dans les pattes.
J’aime bien le vocabulaire un peu désuet qu’il emploie parfois. J’acquiesce sans renchérir. Derrière le volant, Frank râle contre la voiture devant nous.
Nous nous contemplons sans rien ajouter de plus. Son sourire crée des petites rides autour de ses yeux et me réchauffe l’âme. J’ai envie de lui demander de me montrer des photos de ses enfants, je n’ose pas. C’est trop intime. Ce n’est pas parce qu’il se préoccupe de mon bien-être ou de celui d’Ava et qu’il aime parler d’art avec moi que nous sommes amis.
À cause de notre proximité sur le siège, son parfum d’agrumes et de poivre noir emplit l’espace autour de moi et m’envoute. Le véhicule ralentit, frôle le trottoir et s’arrête tout à fait.
— Nous sommes arrivés, précise notre chauffeur bien inutilement.
Il ouvre la portière de son côté.
— Par pitié, Frank, ne vous dérangez pas, ce n’est vraiment pas la peine. J’ouvre toute seule comme une grande mes portières de voiture depuis que j’ai cinq ans.
Sebastian s’esclaffe à côté de moi — j’adore ce son. Le principal intéressé grommelle dans sa barbe et referme la porte pour montrer qu’il obtempère mais qu’il n’en pense pas moins.
J’esquisse un mouvement avec mes mains à l’adresse de Sebastian pour indiquer que je suis désolée, il hausse les épaules. Alors que je défais ma ceinture, mes doigts frôlent les siens sur le cuir de la banquette entre nous. Ce bref contact me brûle. Je croise son regard, il semble aussi troublé que moi. Ce n’est plus possible, je dois m’éloigner de son aura magnétique. Je me racle la gorge pour le remercier encore et lui dire au revoir.
— Bonne soirée, Victoria, déclare-t-il d’une voix rauque.
Je m’extirpe de la voiture, referme la portière et me retrouve dans la rue, étourdie par les passants autour de moi. Comparé à notre huis-clos dans le véhicule, c’est violent. Je me retourne et trouve Sebastian en train de m’observer, derrière la vitre à la propreté irréprochable. Mon cœur s’emballe. Je lui adresse un signe un peu coincé, il hoche la tête.
Tandis que j’entre dans mon hall d’immeuble, tout se mélange en moi : l’émotion de l’atelier, notre discussion qui a suivi, le regard de Sebastian et son parfum tout autour de moi.
En montant nos trois étages à pied — je n’aime pas les ascenseurs —, je checke mon téléphone. Les filles m’ont chacune envoyé un « ça va ? », sur notre fil WhatsApp commun, à quelques minutes d’intervalle, il y a déjà une demi-heure. Je ne leur réponds pas, les explications de vive voix arrivent. Elles me sautent littéralement dessus lorsque j’ouvre la porte.
— Alors ? On s’inquiétait ! s’écrie Brooke.
— Aïe, pas besoin de hurler, je suis juste à côté de toi.
— Qu’est-ce qu’il voulait ? s’enquiert Ava plus posément. C’est à cause de ta réaction face au tableau de Bacon ?
— On croyait qu’il allait t’inviter à dîner ! renchérit Brooke sans attendre.
Je lève les yeux au ciel. Elles délirent ! Que se sont-elles imaginé en mon absence ?
— Vous pouvez me laisser entrer, demandé-je d’une voix lasse, enlever mes chaussures et ma veste, me laver les mains, enfin, vous voyez, les trucs normaux qu’on fait quand on arrive chez soi ?
— OK. On t’accorde deux minutes.
— Merci de ta grande mansuétude, Brooke !
Elle secoue la tête d’un air navré et me tire la langue. Elles sont exaspérantes et adorables, aussi. J’ai tellement de chance de les avoir comme amies.
L’appartement embaume — je crois qu’elles ont commandé du libanais. Je grimace : je n’ai pas très faim à cause de cet atelier chargé en émotions. Il faudra en plus que je débourse ma part du repas. C’est la fin du mois, je ne peux pas demander plus d’argent à mes parents. Si seulement ils me laissaient prendre un job étudiant ! Ils veulent que je me concentre sur mes études. Je soupçonne également que si je travaillais, ils auraient l’impression de faillir à leur devoir parental, ce serait la preuve qu'ils sont limites niveau budget.
J’écarte ces considérations pour effectuer les tâches susmentionnées en quatrième vitesse. Je rejoins les filles dans le salon, où elles m’attendent à leur place habituelle — canapé pour Brooke et fauteuil pour Ava.
— Alors ?
— Alors rien. Ma réaction l’avait inquiété, il voulait s’assurer que j’avais pas des problèmes en ce moment. Je lui ai expliqué en deux mots que c’était à cause d’une relation passée, donc que tout allait bien. Bref, mon attitude stupide l’avait stressé pour rien.
— Ce n’était pas stupide, choupette, déclare Ava d’une voix douce. Parfois, nos émotions doivent sortir, on ne peut pas toujours les garder enfermées au plus profond de nous.
— Merci, notre petite philosophe ! déclamé-je, mi-cynique mi-touchée.
— Bon, et donc, comment il a réagi ? insiste Brooke, peu émue par mon humour.
— De façon classique, je suppose : il était désolé pour moi et m’a dit que j’y étais pour rien dans le comportement d’Arthur.
— C’est bien vrai, ça.
Brooke hoche la tête avec véhémence et se lève pour nous apporter les plateaux de shawarma et de riz aux lentilles. Nous déballons le tout et savourons nos premières cuillerées. Mon appétit est revenu.
— Et ensuite ? recommence Ava, impitoyable.
— Ensuite ? Rien, il m’a raccompagnée ici en voiture.
Elles bondissent toutes les deux hors de leur siège, la fourchette de Brooke tombe à terre.
— Sebastian Harper t’a raccompagnée ?
Sa voix part dans les aigus.
— Oui. Pas la peine de hurler comme ça. Et techniquement, c’est son chauffeur, pas lui.
— Attends, Vee, Harper t’a regardé dans les yeux et t’a dit « je te raccompagne » ?
— Je sais plus s’il me regardait dans les yeux à ce moment-là, mais oui, je suppose.
— J’en étais sûre ! s’exclame Brooke sur un ton triomphant.
— Sûre de quoi ?
— Tu lui plais.
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