Fyctia
23. Sebastian & Victoria
Sebastian
Cet atelier se révèle vraiment satisfaisant, c’est agréable de voir l’engouement suscité par l’œuvre horrifique de Bacon.
— J’avais lu d’autres critiques qui considéraient que sa série sur les papes hurlants symbolise le meurtre d’une figure paternelle, renchérit une fille aux cheveux très courts. Il se dit que l’artiste avait un père froid et très sévère.
— Peut-être, mais Bacon s’est toujours opposé à cette recherche de traductions littérales et affirme que c’est de Velázquez lui-même dont il souhaite triompher, contre un garçon élégamment maquillé. Il soutenait aussi que c’est la possibilité d’utiliser des couleurs fortes qui l’a attiré d’abord dans la figure papale.
Les discussions vont bon train, quand, soudain, la voix que je mourais d’envie d’entendre résonne enfin.
— Pour moi, cette toile n’a rien à voir avec la religion ou un père abusif qu’on assassine. Regardez, le personnage semble piégé et isolé dans les contours d’une cage de verre abstraite. Son cri est étouffé par les couleurs sombres et les voiles qui l’enferment. J’y vois quelqu’un qui veut se libérer et n’y parvient pas.
Victoria marque une infime pause. Ses mains serrent la table devant elle.
— Il s’époumone et personne ne l’entend, reprend-elle, la voix tremblante. Peut-être qu’à ce stade de sa vie, il hurle seulement dans sa tête et n’arrive pas encore à le faire pour de bon. À dire stop quand on lui fait du mal. Ou à parler à quelqu’un pour demander de l’aide.
Elle murmure les derniers mots et frémit. Il est évident qu’elle tente de réprimer ses larmes ; une ou deux échappent à sa vigilance. L’émotion qui se dégage d’elle me comprime le ventre. S’identifie-t-elle à ce personnage ? Pourquoi ? Est-elle en train de vivre une situation traumatique ?
Ava et Brooke lui serrent chacune un bras. Elle prend une grande inspiration puis expire profondément, le regard rivé sur le sol entre les tables. Un silence de plomb nous enveloppe. Tout comme ses camarades, je ne sais comment me comporter. Une chose est sûre, c’est que je ne vais plus l’interroger. Je me racle la gorge avant d’intervenir.
— Oui, hum, merci, c’est une interprétation possible. En tout cas, cette œuvre divise encore plus que ce que j’imaginais, déclaré-je en guise de conclusion. Pari réussi !
J’aurais préféré bien entendu que mon élève favorite ne se mette pas dans tous ses états à cause de mon choix. Entre son absence de réactions la semaine dernière et son émoi aujourd’hui, je crois que je me plante dans les grandes largeurs avec elle.
***
Victoria
La honte. Je me suis affichée devant toute la classe. Et devant Sebastian Harper, surtout.
Je retire mes lunettes et m’essuie discrètement les yeux. Quel tableau abominable ! Cet homme qui crie, affublé d’une tenue ridicule et enfermé par une prison intangible, c’était trop, pour moi. J’ai ressenti de nouveau le dégoût exponentiel que j’éprouvais auprès d’Arthur, ainsi que la peur de ses brimades continuelles et de son désir qui se moquait du mien. J’ai revécu cette période pendant laquelle je n’osais pas en parler à mes proches — ou, pire, durant laquelle je niais quand on me faisait remarquer plus ou moins subtilement qu’il se comportait comme un connard. Je me suis revue, silencieuse face à ses critiques alors que j’avais envie de lui hurler dessus. Oui, j’ai vu tout cela dans un tableau vieux de soixante-dix ans.
Y a-t-il une infime chance pour que Sebastian n’ait pas noté mon trouble ? Lorsqu’il conclut et nous remercie, je réunis mes affaires encore plus vite que d’habitude et me lève en premier. Je suis en train de passer une main dans la manche de mon blouson en jean quand sa voix résonne derrière moi.
— Victoria, hum, pourrais-tu rester un instant, s’il te plait ?
Zut. Il a bien noté ma détresse tout à l’heure. Quelle idiote. Mon cœur s’emballe.
J’acquiesce et indique aux filles que je les rejoins à la maison — je comptais rentrer à pied. Mon sang bat à mes tempes tandis que je regarde mes camarades quitter la salle. Quand le dernier a passé la porte, non sans une œillade curieuse dans ma direction, je fais rouler mes épaules et relève la tête. Sebastian m’observe, un sourire triste perdu dans sa barbe.
— Je suis désolée, commencé-je sans attendre qu’il s’exprime en premier.
— De quoi ?
— De mon intervention ridicule.
— Elle n’était pas ridicule et tu n’as pas à t’excuser. Ce n’est pas pour ça que j’ai demandé à te parler. Je m’inquiète, je veux juste savoir si tu vas bien.
L’espace d’un instant, je reste coite face à sa gentillesse. Ce n’est pas possible, autant de bienveillance dans un seul être humain. Sebastian doit être un tueur en série qui le cache très bien. Comme je ne m’exprime toujours pas, il se rapproche de moi, les sourcils froncés, et reprend la parole.
— Si quelqu’un te fait du mal, tu peux m’en parler, murmure-t-il, les mains écartées devant moi.
Il se comporte comme s’il essayait d’apprivoiser un animal sauvage. Je comprends : il craint sans doute que je me braque et refuse son aide. Je devrais me confier à lui, au moins en partie.
— Oh, hum, je… Non, c’était… j’avais des problèmes avec mon ex, c’est fini.
— Tu es sûre ?
— Oui, je l’ai quitté l’été dernier.
— Il est étudiant ici ?
— Non, il va à New York University. Nous ne sommes plus en contact, il a quelqu’un d’autre. Tu peux arrêter de t’inquiéter. Enfin, tu peux t’inquiéter pour sa nouvelle meuf, si ça t’amuse.
J’émets un petit rire coincé, il grimace.
— Rien de tout cela n’est amusant, Victoria.
— Désolée. C’est juste que je sais pas quoi dire. Merci, déjà, pour ta sollicitude. Mais tout va bien, donc.
— Tu n’avais pas l’air d’aller très bien, tout à l’heure, remarque-t-il d’une voix douce. Si je peux me permettre.
Je déglutis pour tenter de faire passer le nœud dans ma gorge. Il a raison.
— Pourtant, ça va mieux, vraiment. C’est juste ce tableau, je sais pas pourquoi. La puissance de l’art, il faut croire.
Je hausse les épaules et continue de triturer mes bracelets. Face à moi, il garde sa posture raide et crispée. Je ne le convaincs pas.
— Oui, l’art possède ce don-là, confirme-t-il. Tu… Je suis navré que mon atelier ait fait remonter des souvenirs difficiles pour toi. Ce n’était pas mon but, loin de là.
— J’imagine bien, et pas de souci, t’y es pour rien. C’est la faute de l’autre abruti, et de la mienne. J’aurais dû le quitter bien plus tôt.
Il se rapproche de moi, les poings serrés. Il y a une étincelle inédite dans son regard bleu marine. De la colère ?
— Ah non ! s’écrie-t-il. Ce n’était certainement pas de ta faute !
— Tu connais pas toute l’histoire et tu me connais pas si bien que ça. Comment tu peux l’affirmer ?
— Parce qu’avec la réaction que tu as eue tout à l’heure, il ne peut en être autrement.
Son ton se radoucit, tout comme l’expression de son visage. À un point tel que j’ai envie de me blottir dans ses bras.
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