Marie Andree Columbia Blues 22. Sebastian

22. Sebastian

Mercredi 24 avril

  • Salut, je tenais à te remercier : grâce à ton conseil, j’ai réussi à appréhender la scène dont je t’avais parlé, celui avec plusieurs enfants dans leur école. Je t’envoie même une preuve. Attention, si tu le transmets à qui que ce soit et que mon agent l’apprend, elle me tuera et toi avec. À tes risques et périls…


  • Wow, quel honneur ! Je sais pas quoi dire… Merci ? Et ravie d’avoir pu t’aider !


  • J’aimerais surtout que tu me dises que tu ne vas pas diffuser l’image. Je regrette déjà de te l’avoir envoyée. On peut rappeler un message sur WhatsApp ? Je maitrise pas trop, à mon âge avancé…


  • Et non, c’est trop tard !


  • Zut. Molly va me tuer


  • Molly?


  • Mon agent. Elle est redoutable


  • Ah OK. Promis, je n’envoie l’image à personne ! Je suis honorée que tu me l’aies transmise. Le visage est superbe, l’expression et l’attitude du petit garçon sont rendues à la perfection. Je suis fan


En route pour mon cinquième atelier à Columbia, bien calé dans mon siège, je relis pour la énième fois mon échange de textos de dimanche avec Victoria. J’espère que mon trait d’humour au sujet de mon âge l’a fait rire. Enfin, elle m’a sûrement cru : je me souviens qu’à vingt ans on considère les trentenaires comme déjà vieux. Elle doit penser que je ne maîtrise pas la technologie moderne, vu comment je me suis débrouillé le premier jour avec le vidéoprojecteur.


Son affirmation « je suis fan » me réchauffe le cœur chaque fois. Pourquoi son avis m’importe tant ? Parce que son œil et ses capacités d’analyse sont redoutables. Bien plus que son joli minois, sa vive intelligence me fascine. Nous avons continué à échanger dimanche matin, juste quelques platitudes. C’était agréable.


J’espère qu’elle va apprécier l’œuvre choisie pour aujourd’hui. Son attitude de la semaine dernière m’étonne toujours, je n’ose pas lui en parler. Si elle a réellement un problème avec l’amour, pas de doute ici : j’ai sélectionné une création à l’opposé de ce thème.


La voiture s’arrête devant le portail principal, je remercie Frank, attrape ma sacoche et me dirige vers le bâtiment abritant le département d’histoire de l’art. J’observe avec intérêt, et un peu d’envie, les étudiants dans le parc. Cette époque de ma vie me semble si loin. Depuis mes études à New York University, j’ai certes obtenu un début de carrière florissant, un club de blues prometteur et deux enfants que j’adore, mais également un divorce. Je me secoue : la nostalgie et les regrets ne me mèneront nulle part.


Je poursuis plutôt mon chemin vers la salle habituelle et utilise la clé que l’administration m’a prêtée. Je checke de nouveau mon téléphone — ma mère garde Ethan et Sarah chez moi, on ne sait jamais. Rien à signaler, je lance alors le système de vidéoprojecteur. Autant prendre de l’avance et ne pas me ridiculiser devant mon jeune public si je galère comme la première fois.


Ils arrivent tous en même temps, y compris Victoria. J’essaie de ne pas lui montrer plus d’attention qu’à ses camarades. Ce n’est pas chose aisée. Une fois tout ce beau monde installé, je me racle la gorge et débute mon discours d’introduction.


— Bonjour à tous, j’espère que vous êtes prêts pour une nouvelle plongée fascinante dans l’étude de la symbolique.


Je pourrais lever les yeux au ciel à cause de ma propre bêtise. Pourquoi je perds mon naturel face à cette assemblée ? Est-ce parce que le regard perçant de Victoria ne me quitte pas ?


— J’ai choisi pour cette séance une œuvre de l’artiste irlandais Francis Bacon, réputé pour son imagerie brute et troublante. La plupart d’entre vous doivent le connaitre. Son travail se concentrait sur la forme humaine, avec des figures abstraites parfois isolées dans des structures géométriques.


Quelques hochements de tête. Victoria se tient prête, lunettes sur le nez et stylo à la main. Elle semble boire mes paroles, je dois dire que j’aime ça. Je me retourne vers l’écran et désigne la reproduction.


— Voici son tableau "Étude d’après le portrait du pape Innocent X par Velázquez", exécuté en 1953. L’œuvre représente une version déformée du Portrait d’Innocent X réalisé par Velázquez en 1650. Celle-ci.


Je bascule mon PowerPoint sur la deuxième slide. La peinture de Velázquez, qui reproduit un pape dans son habit traditionnel, assis sur un fauteuil, est de facture tout à fait ordinaire, bien que remarquable par la précision des détails. Je montre de nouveau celle de Bacon.


— Arrêtez-moi si vous connaissez déjà tout ça, surtout ! déclaré-je au cas où. L’œuvre est la plus connue d’une série de cinquante variantes du tableau de Vélasquez que Bacon a exécutées dans les années 1950 et 1960. Je vous accorde un moment pour analyser celle-ci.


Sur cette version moderne, le pape est représenté en train de crier, les couleurs sont modifiées et le fond sombre donne un ton cauchemardesque à l’ensemble. Des rideaux plissés et rendus transparents tombent devant le visage hurlant du sujet. C’est extraordinaire, à mon humble avis. J’ai hâte de recueillir les avis de ces étudiants passionnés.


Tous très sérieux — ou très polis —, ils se mettent au travail. Victoria griffonne avec ardeur dans son fidèle carnet. Je pense qu’elle va avoir du mal à se relire, si elle continue ainsi. Elle a attrapé l’une de ses mèches de cheveux qui tombaient devant elle et joue avec. Je m’imagine faire de même. Voici le genre de réflexions idéales à nourrir lorsque l’on est en train de donner un cours ! Je serre les poings face à ma stupidité. Je consulte mon téléphone et réponds à un message de Molly et à un autre de Nicholas au sujet du club.


Je questionne les élèves lorsque je considère leur avoir laissé assez de temps. Victoria lève la main. Même si je meurs d’envie d’entendre son analyse, je décide d’interroger ses camarades. Certains ont eu des remarques très intéressantes également dans les ateliers précédents. Je commence par celui qui porte des dreads.


— Pour moi, c’est une critique de la religion. On dirait une scène d’exécution symbolique, comme si Bacon cherchait à réaliser la déclaration de Nietzsche selon laquelle Dieu est mort en tuant son représentant sur Terre.

— C’est en effet une possibilité, confirmé-je. Toutefois, Bacon s’en est toujours défendu.

— Il n’osait peut-être pas l’avouer ouvertement, réplique le jeune homme.

— Je ne pense pas que Bacon avait ce genre de réserves, intervient Brooke. Il a mené une vie dissolue et était athée.

— Il y a une différence entre être athée et souhaiter la mort du pape, commente un autre étudiant.

— Certes, reconnaît la rousse.


Le débat est lancé. Pourtant, je rêve de recueillir l’opinion de Victoria.

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24 commentaires

JULIA S. GRANT

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Il y a 2 mois

Quelle belle ref, Bacon, magnifique

Marie Andree

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Il y a un mois

J'aime beaucoup aussi 😘

Lys Bruma

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Il y a 2 mois

J'adore les descriptions et les analyses des œuvres, j'aime aussi le fait que Sebastian se retiennent d'interroger Victoria en premier alors qu'il en meurt d'envie, l'évolution de leur relation est vraiment douce 🤍

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Merci beaucoup pour ta fidélité Lys 💓

MIMYGEIGNARDE

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Il y a 2 mois

J'ai hâte d'avoir l'avis de Victoria ! Fascinant ces analyses !!

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Merci Mimy 😘

WildFlower

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Il y a 2 mois

Moi aussi j'ai hâte d'avoir l'avis de Vic ^^

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Il est en ligne ! 😁😘

Sabrina PAUGAM

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Il y a 2 mois

💕

Marie Andree

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Il y a 2 mois

💓
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