Fyctia
15. Sebastian
Vendredi 12 avril
Mon regard se perd sur la campagne au-delà de l’autoroute, tandis que les bavardages incessants de mon agent, Molly, me bercent. Nous nous rendons à Philadelphie afin de rencontrer un galeriste intéressé pour exposer une partie de mon travail récent.
Nous sommes partis à l’aube pour deux heures de trajet, pourtant Molly était déjà opérationnelle, alors que je ne suis capable que de produire des onomatopées le matin. Je me demande quel est son secret. La passion pour son métier ? Une dizaine de cafés ? De la coke ? Va savoir. Parfumée, moulée à la perfection dans son tailleur-pantalon ultra-chic — un couturier français, certainement —, le brushing impeccable, tout comme son maquillage et sa manucure.
Depuis notre départ, elle a établi une analyse complète du milieu de l’art à Philadelphie. Même Frank bâille dans le rétroviseur. Je dissimule mon sourire et checke mon téléphone pour la énième fois. Suite à notre échange de textos hier, j’aimerais écrire de nouveau à Victoria. Je n’ose pas. Je souhaite avoir des nouvelles de son amie, néanmoins je ne veux pas paraître trop lourd. Du coup, j’ai commencé plusieurs messages à son intention, sans les envoyer. J’ai l’impression de retomber en adolescence, lorsque je n’avais pas l’audace de contacter mon crush du lycée. Non pas que je sois en train de développer un crush envers Victoria. Elle me touche, c’est tout.
— Tu n’as pas écouté un traître mot de ce que j’ai raconté.
Le ton de Molly a changé, là. Moins d’enthousiasme, plutôt de la déception et une pointe de colère. J’essaie vainement de me remémorer la teneur de son dernier monologue. Elle m’observe, les bras croisés, à demi tournée vers moi et retenue par sa ceinture. L’intensité de ses yeux verts pourrait me réduire en cendres. Ma prochaine phrase est décisive.
— Si, si, c’était très intéressant, finis-je par commenter, cet engouement pour le réalisme qui revient dans les galeries de Philadelphie.
— Le contraire ! C’est le contraire, Sebastian ! Qu’est-ce qu’il t’arrive, sérieux ? Tu es encore plus distrait que d’habitude.
Je soupire et renverse la tête en arrière.
— Rien, désolé. J’ai peu dormi cette nuit, j’ai travaillé tard. Tu sais, ce même travail qui te paye ton salaire ?
Frank émet une exclamation étranglée. Il a raison, c’est risqué, comme remarque.
— Heureusement que tu es beau gosse, sinon avec ton humour pourri et ton incapacité chronique à t’intéresser aux vraies personnes autour de toi, tu serais insupportable.
Là, mon chauffeur ricane plus ouvertement. Je ne peux donc trouver du soutien chez aucun de mes employés. Je me tourne de nouveau vers Molly.
— Navré, répété-je, j’ai la tête ailleurs ces temps-ci.
— En effet. Tu as des soucis perso ? C’est Emily ? Ou une nouvelle conquête ?
Une nouvelle conquête ? Non. L’image d’une gaffeuse aux boucles brunes et aux jolies lunettes cuivrées passe devant mes yeux, je la repousse. Il n’y a eu personne depuis mon divorce et je ne fais rien pour que ça change. Je désire me consacrer à mes enfants et à mon travail.
— Emily me prend la tête, oui, mais pas plus que d’habitude. Je ne vois personne, sinon. Pas envie, je veux me retrouver moi-même après ces dix ans en couple. Et toi ?
Nous ne parlons pas souvent de sujets personnels, toutefois le long trajet aujourd’hui est propice. Je regrette pourtant ma question. Molly hésite, elle ouvre la bouche, la referme. Son regard se fait fuyant.
— Non plus, finit-elle par déclarer dans un soupir. Je travaille trop, moi aussi.
J’émets un rire coincé et ne formule aucun commentaire. Elle se concentre sur son téléphone.
Parfois, je me demande si elle aimerait que nous entretenions un autre type de relation. De mon côté, l’idée d’avoir une liaison avec elle ne m’a jamais effleuré. Cela compliquerait les choses et, en toute honnêteté, elle ne m’attire pas.
Nous arrivons vite à Philadelphie, la circulation devient plus dense. Frank utilise le même type de magie qu’à New York et réussit à nous éviter le plus gros des bouchons. Nous atteignons la galerie où nous avons rendez-vous et je comprends en un seul coup d’œil que Molly va être encore plus fâchée sur le chemin du retour.
Les œuvres qui y sont exposées appartiennent toutes à l’hyperréalisme. C’est très proche de ce qui m’a permis de percer et de ce que je peignais jusqu’à très récemment. Même l’endroit lui-même est très traditionnel : des voûtes, des moulures au plafond, des lampes vintage.
Lorsque mon mariage avec Emily s’est cassé la gueule, j’ai ressenti le besoin d’inclure un peu de folie, un peu de chaos, dans mon travail. Je reste sur du figuratif, sur la représentation très précise du réel, avec un focus sur les expressions des visages, et j’ajoute un ou plusieurs détails qui sortent de l’ordinaire. D’où mon idée pour la reine Victoria au beau milieu du New York contemporain. Les œuvres que Molly essaie de refourguer à cette galerie sont du même acabit : un zèbre au milieu des promeneurs à Venice Beach, un immeuble disproportionné à Chicago. Atypiques et surtout éloignées de ce que le public s’attend à voir quand on lui promet du Sebastian Harper.
Le galeriste se montre ravi de me rencontrer et répète une bonne dizaine de fois qu’il est mon plus grand fan. Un fan qui n’exposera pas mes toiles, j’en suis certain. Molly aussi, si je peux me fier à son visage qui se ferme peu à peu au cours de notre échange. Nous lui avions envoyé des photos des toiles les moins “originales”, là il se rend compte de l’ampleur des dégâts. Il promet de nous recontacter très vite pour nous donner sa réponse. Je ne me fais aucune illusion.
Mon agent ne desserre pas les dents pendant le début du déjeuner que nous prenons dans un restaurant français de Philadelphie. Je regrette de ne pas avoir insisté auprès de Frank pour qu’il mange également avec nous. Ma proposition l’a gêné, ce que je peux comprendre.
Molly pousse un énième soupir à fendre l’âme. Je me décide à rompre le silence au milieu de la mastication de mon entrecôte.
— Désolé.
Elle lève la tête de sa salade niçoise. Ce n’est pas louable de penser ainsi, toutefois je ne peux m’empêcher de me dire qu’elle serait peut-être plus détendue si elle mangeait des frites, de temps en temps.
— Pourquoi tu t’excuses ?
— Parce que tu fais la gueule.
Un mince sourire se dessine sur ses lèvres rouges.
— C’est formidable, dis-moi, ces excuses qui arrivent avant même qu’on t’accuse.
— Je sais très bien ce que tu me reproches.
— Bien sûr ! Tu me compliques la tâche depuis que tu t’es lancé dans des trucs impossibles à caser.
— Navré. Toi plus que quiconque devrait savoir qu’on ne peut pas brimer un artiste. L’inspiration vient sous la forme qu’elle choisit. Et j’ai beaucoup d’inspiration. C’est ça que tu aimais chez moi, non ?
Elle m’attrape la main sur la nappe en lin beige.
— Oui. Juste ça, déclare-t-elle, la voix curieusement rauque.
Je ricane et retire mes doigts des siens pour découper un morceau de viande.
Mince. Qu’est-ce qu’il lui prend ?
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