Marie Andree Columbia Blues 10. Victoria

10. Victoria

Dimanche 7 avril

Les mains tremblantes, je clique sur le bouton « envoyer » de Gmail. Je m’assure ensuite que le message soit bien parti — mon ordinateur est facétieux et surtout très vieux. Je l’ai acheté d’occasion au début de ma première année à Columbia. Je devrais le changer, mais mon budget ne me le permet pas pour le moment.


Je viens d’adresser mon article sur Edward Hopper à la prestigieuse revue en ligne New York Art Life. C’est son œuvre "New York movie", réalisée en 1939, que j’ai choisi d’analyser. Elle représente une partie d’une salle de cinéma ; une ouvreuse très charismatique est appuyée contre un mur, à l’entrée. Comme souvent dans ses toiles, Hopper met en avant la solitude, grâce à un travail époustouflant sur la lumière et par le biais de l’employée perdue dans ses pensées qui attend la fin de la séance. Il s’est inspiré de ses salles préférées, le Palace, le Globe et le Strand et a utilisé sa femme comme modèle. Quelle preuve d’amour extraordinaire !


Bien entendu, trente secondes après l’envoi, je doute de ma production. Le tableau est trop vieux, mon angle d’attaque n’a rien d’original. Je regrette de ne pas avoir fait lire mon article à Harper. L’idée m’a effleuré la semaine dernière, j’ai hésité. Je me suis finalement dit qu’il avait sans aucun doute des choses bien plus passionnantes à effectuer que de relire un texte écrit par une insignifiante étudiante comme moi.


Dans un soupir, je pose à côté de moi mon ordinateur, qui se trouvait sur mes genoux, et m’étire. Je possède un bureau très fonctionnel, choisi par la mère de Brooke, pourtant je travaille toujours sur mon lit. C’est plus confortable et, de là, je peux contempler toutes les toiles et les affiches aux murs, sélectionnées avec soin au fil des années. Il y a un peu de tout, des tableaux de jeunes artistes émergents achetés pour une bouchée de pain, des reproductions de Hopper, bien sûr, et de Sebastian Harper, aussi.


Ma position m’offre également une vue imprenable sur ma bibliothèque en bordel et sur mon tas de linge sale. En ce dimanche après-midi, les appels de celui-ci sont d’ailleurs difficiles à ignorer. Je me lève et regroupe tout ce que je peux dans mes bras. Le salon est vide, Brooke se trouve à Los Angeles et Ava dans sa chambre avec son kiné. Ses séances trihebdomadaires l’aident à mieux respirer et à améliorer son confort digestif.


Je fourre mes vêtements dans la machine à laver rutilante de la cuisine, sans tri préalable. Comme les accidents sont rares, je saute cette étape à tous les coups. Ma mère grincerait des dents. Alors que le linge entraîné par le tambour m’hypnotise, je me secoue et décide justement d’appeler mes parents.


Nous nous voyons si peu ! L’été et quelques jours à Noël. La première année, ils sont venus me rendre visite ici, mais depuis ils trouvent des excuses pour ne pas refaire le déplacement. La vraie raison n’est pas difficile à deviner : le manque d’argent. Ils sont tous les deux enseignants dans la même école primaire de Bend, une petite ville de l’Oregon. Mon admission à Columbia fait leur fierté et leur complique en même temps la vie.


Je retourne dans ma chambre et les appelle en Facetime. Mon cœur effectue un bond dans ma poitrine lorsqu’apparaît sur l’écran de mon smartphone le visage rond de ma mère, encadré par ses cheveux raides. Je tiens ma tignasse indomptable de mon père.


— Coucou ma chérie ! Je suis si contente de t’entendre ! La future meilleure critique d’art de New York daigne prendre un moment pour appeler ses vieux parents !


Je grimace. Si c’est énoncé sur le ton de la plaisanterie, je ne peux m’empêcher de me demander à quel point elle le pense vraiment.


— N’importe quoi, maman !

— Je suis la comique de la famille, tu le sais. Alors, quoi de neuf ? Comment vont les filles ?


Je lui fournis un compte-rendu détaillé de l’état de santé actuel d’Ava et de celui du frère de Brooke. L’expression de ma mère devient sérieuse et compatissante. Elle m’interroge ensuite sur mes cours du moment et sur mon article. Je lui apprends ainsi que je viens de l’envoyer.


— Oh, c’est formidable, ma chérie ! Ils vont te le prendre, c’est sûr. Tu as un œil aiguisé pour l’analyse. Ta plume est très incisive, aussi.


Ma mère est ma première fan. Ma seule fan, probablement. Elle a lu le premier jet de mon texte et n’a formulé aucune remarque. Je la soupçonne de s’être juste pâmée devant le fait que sa fille unique avait écrit un article destiné à une grande revue. Elle ne l’a pas du tout relu dans le but d’offrir des critiques constructives. Je ne peux pas lui en vouloir, elle est adorable. Dans un registre moins agréable, elle est la première à m’avoir alerté sur le comportement d’Arthur et sur mon changement d’attitude quand j’étais avec lui.


— Merci, maman, on verra bien, affirmé-je sobrement. Tout va bien pour papa et toi ?


Elle se lance dans une explication détaillée d’un problème dans l’école où ils enseignent. Je tente de cacher ma grimace : c’est pour ça que je ne l’appelle pas si souvent que ça, elle est si bavarde ! J’en profite pour ranger un peu ma chambre, d’une main. Je me lasse avant même qu’elle ait terminé son compte-rendu. Sa question suivante me fait soupirer.


— Et sinon, comment vont les amours, de ton côté ? Tu as rencontré quelqu’un ?


Depuis ma rupture avec Arthur, elle ne m’interrogeait plus sur ce sujet. Pourquoi maintenant ? Radar de maman ? Non ! Je n’ai rencontré personne, après tout.


L’image d’une chevelure et d’une barbe brunes, d’un regard marine à se damner et d’un costume ajusté à la perfection s’impose à moi. Bien sûr que Sebastian Harper me plait. Ce serait étrange de ne pas le trouver beau. Le fait qu’il soit prévenant et qu’il déborde de toute évidence d’empathie ne gâche rien. Pourtant, plus que sa gentillesse, ce qui me fascine c’est ce que j’ai ressenti quand il m’a attrapé le bras alors que je trébuchais. Une sensation oubliée s’est créée dans une zone précise de mon corps.


Arthur me rabaissait sans cesse. Il m’imposait aussi son désir en me faisant comprendre qu’il me quitterait si je refusais de coucher avec lui, car j’étais trop fatiguée ou pas dans le mood ce jour-là. Mon propre désir s’est peu à peu éteint tandis que je me pliais à sa seule volonté.


Je réprime un frisson. La voix inquiète de ma mère me ramène au moment présent.


— Vee ? Chérie ? Tu es partie où, là ?

— Désolée ! Ava a besoin de moi, maman, inventé-je. Je dois y aller. J’étais contente de te parler, promis, je t’appelle très vite.


Nous nous laissons après quelques protestations et des bisous envoyés par écrans interposés. Je reste songeuse.


Oui, le corps nu d’Arthur au-dessus du mien et ses gestes brusques me dégoûtaient. Je me demandais depuis si je ressentirais de nouveau de l’attirance pour un autre homme. Je tiens ma réponse, de toute évidence.


Dommage que ce soit pour un peintre célèbre de dix ans mon aîné qui anime des ateliers dans mon université.

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112

112 commentaires

Emma Chapon

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Il y a 2 mois

La pauvre, cet Arthur est encore pire que ce que j'imaginais. Il est DÉTESTABLE.

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Oui 😔

Eleanor Peterson

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Il y a 2 mois

Cet univers est fascinant je trouve. Et j’aime bien cette description rapide qu’elle fait du tableau. On en apprend plus sur son ex et c’est pas mal ;)

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Tant mieux si l'univers vous intéresse. J'avais peur que ce soit ennuyeux 🤣

Emma J. Clark

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Il y a 2 mois

Le fantôme d'Arthur revient très régulièrement, peut-être à chaque chapitre sur Victoria. Je ne sais pas s'il faut insister autant, en tant que lectrice je m'attends à le voir surgir à tout moment dans l'histoire. Peut-être cependant est-ce l'effet recherché que d'appuyer sans cesse pour donner l'impression que c'est le 3e homme dans la romance naissante...

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Oui, je vais réfléchir à ce point pour la réécriture. Le truc c'est qu'au début il est vraiment très présent dans son esprit, surtout quand elle veut s'exprimer en public ou émettre une opinion. Je pense que quelqu'un qui a vécu ce qu'elle a vécu avec lui serait vraiment comme ça en vrai, avec cette voix qui te répète sans cesse que tu ne vaux rien. Sa présence va par contre s'estomper peu à peu, preuve qu'elle va aller de mieux en mieux...

Emma J. Clark

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Il y a 2 mois

Si elle a intégré qu'elle ne vaut rien, alors elle n'a plus besoin qu'il lui "répète" dans sa tête. Ça peut faire l'effet d'un clin d'œil trop appuyé, d'ailleurs : comme si, à chaque fois qu'elle manquait de confiance en elle, tu voulais expliquer au lecteur l'origine de cela. Tu pourrais même simplement le montrer, et qu'on apprenne pourquoi bien plus tard, que ça n'en serait pas gênant (bien au contraire). On aurait un effet "aaaaahh mais c'est pour ça !"

Jill Cara

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Il y a 2 mois

On voit que tu as fait beaucoup de recherche ! On imagine très bien les œuvres décrites

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Oui, je n'y connaissais rien et j'ai appris plein de choses. 💕

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Et merci, tant mieux si tout est intéressant et cohérent 👌
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