Fyctia
11. Sebastian
Mercredi 10 avril
Encore une nuit blanche.
Je me suis forcé à avancer sur l’une des toiles commandées par une galerie de Boston, mon agent commence à s’impatienter. Molly doit craindre que sa commission ne lui file entre les doigts. Je suis sévère, je le sais : elle est très compétente et est devenue une amie au fil des années.
Je me suis ensuite autorisé un moment pour travailler sur l’esquisse du tableau « Victoria ». Quelque chose m’échappe toujours. Au fil de mes années d’expérience, je pensais avoir développé une facilité pour peindre les visages et les rendre expressifs afin de montrer une ou plusieurs émotions ressenties par le sujet. Je bloque sur ce point en ce qui concerne ma reine d’un ancien temps perdue dans le monde moderne. J’ai fait plusieurs essais, je compte les étudier à tête reposée et voir si l’un d’entre eux convient finalement.
Mon ex-femme m’a en outre passé un nouveau savon : je ne l’aurais pas avertie assez tôt d’un changement dans mes jours de garde. Je dois me rendre à Philadelphie vendredi avec mon agent pour rencontrer un galeriste et espérer lui refourguer mes tableaux récents, assez inclassables. Je crains de ne pas être rentré à temps pour récupérer nos enfants à la sortie de l’école. Je suis persuadé de l’avoir prévenue il y a deux semaines déjà, elle affirme que non.
Connaissant son organisation toujours irréprochable, il est probable qu’elle ait raison et que j’ai oublié de lui demander plus tôt. Son ton condescendant m’a toutefois énervé et j’ai soutenu mordicus que c’est elle qui se trompait. Elle m’a traité de tous les noms, je l’ai imitée — heureusement Ethan et Sarah se trouvaient à l’école. Cinq minutes après avoir raccroché, je me suis senti tout à fait minable. Cette femme fait ressortir le pire de moi-même…
Dans l’espoir de m’aérer la tête, j’ai couru longtemps dans Central Park. La nature commence à émerger de son hibernation, les arbres retrouvent leurs feuilles, les parterres refleurissent. Même les écureuils avaient l’air de très bonne humeur. Si j’apprécie les couleurs de l’automne, qui forment une source d’inspiration inépuisable, le début du printemps possède aussi son charme.
Mon footing a produit l’effet escompté, je suis toutefois fatigué pour mon atelier à Columbia. Je me suis endormi dans la voiture sur le trajet. Frank a dû me réveiller avec sa délicatesse habituelle. Victoria n’était pas là quand je suis arrivé, j’ai ressenti une pointe de déception.
Je l’observe à la dérobée, à présent. L’une de ses acolytes est absente. Nous utilisons le système de visioconférence de la salle afin qu’elle puisse suivre tout de même mon atelier. Ça fait bizarre de ne voir aux côtés de Victoria que son amie blonde, que je soupçonne de souffrir d’une maladie au long cours.
Aujourd’hui, la jolie gaffeuse a réuni ses cheveux en une queue de cheval. Même s’ils sont magnifiques, j’apprécie cette coiffure qui permet de dégager son visage aux traits réguliers et à la peau dorée. Elle a poussé un petit hoquet de surprise lorsque j’ai dévoilé le sujet du jour, je meurs d’envie de savoir pourquoi.
Mon choix s’est porté sur New York movie d’Edward Hopper, mon peintre favori. La toile met en scène une ouvreuse isolée qui attend qu’une séance de cinéma se termine. Hopper a utilisé sa femme comme modèle, ce qui est le cas dans d’autres de ses compositions. Rien d’étonnant : même mon ex a déjà posé pour moi.
À l’instar de la majorité de ses œuvres, le thème abordé par Hopper dans ce tableau est la solitude. Victoria le cerne parfaitement, cette fois encore. Elle a poussé l’analyse plus loin et avancé que l’ouvreuse recherche cette solitude. Elle demeure en effet à l’entrée de la salle, derrière un mur, de sorte qu’elle ne voit ni le film ni le public. Je n’avais jamais pris conscience de cela : rien ne l’empêchait de se placer en haut de la salle afin d’attendre.
L’enthousiasme de Victoria lors de cet atelier me ravit. Elle apprécie Hopper autant que moi. Je comprends mieux sa réaction au début. Son visage rayonne, elle se tient droite, légèrement penchée vers l’avant.
À la fin du séminaire, Victoria et son camarade au bonnet péruvien reviennent m’aider à débrancher le système de visioconférence. Nous terminons quand un bruit sourd résonne derrière moi et qu’une voix paniquée s’écrie « Ava ». Nous nous retournons comme un seul homme, Victoria émet une exclamation étranglée et se précipite vers son amie, étendue au sol. Je les rejoins en quelques enjambées.
— Qu’est-ce qu’elle a ? demandé-je. Doit-on appeler une ambulance ?
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, un filet de sueur coule dans mon dos.
— Attends, elle me détesterait si on les appelle pour rien. Faites silence, s’il vous plaît !
Agenouillée à côté d’Ava, inconsciente, elle approche son oreille de son torse et écoute pendant deux ou trois secondes. Malgré ses lèvres tremblantes, son expression est résolue. Elle pose ensuite ses doigts sur le poignet de la malade. Ses lèvres bougent tandis qu’elle compte.
— Ça ne siffle pas, le pouls est régulier, annonce-t-elle à voix haute, mais sans s’adresser à quelqu’un en particulier, avant de commander : donnez-moi quelque chose pour surélever ses pieds. Vite !
L’urgence dans son ordre ne laisse pas de place à l’hésitation. Un garçon avec des dreads glisse son sac à dos sous les pieds d’Ava. J’ai le sentiment d’être inutile. Je m’agenouille tout de même à leurs côtés.
— Écartez-vous un peu, s’il vous plaît, réclame Victoria, et surtout ne toussez pas ou truc du genre. Je vais lui enlever son masque. Passez-moi sa gourde. Elle est posée sur la table, y a un arc-en-ciel dessus.
— Elle est immunodéprimée ? De quoi souffre-t-elle ?
Les gestes de Victoria ne ralentissent pas, elle ne jette pas un seul regard vers moi alors qu’elle s’exprime.
— Ce n’est pas à moi de répondre à cette question, déclare-t-elle entre ses dents. Et te l’apprendre maintenant ne l’aiderait pas.
J’opine, même si elle ne me voit pas. Un camarade tend à Victoria une gourde métallique avec un embout spécial. Elle soulève avec délicatesse la tête de son amie et fait tomber quelques gouttes d’eau sur sa bouche.
— Allez, ma belle, murmure-t-elle, c’est bon, spectacle terminé, là.
Elle penche de nouveau la gourde, un peu plus d’eau coule. Une quinte de toux saisit Ava avant même que ses paupières se rouvrent. Elle se redresse sur ses coudes et parcourt des yeux l’assemblée réunie autour d’elle. À part Victoria et moi, leurs camarades ont respecté l’injonction de cette dernière et se tiennent à deux mètres environ.
— Mince, Vee, tu cherchais à m’étouffer ? prononce-t-elle enfin dans un faible filet de voix.
Un sanglot se mêle à un soupir de soulagement chez Victoria. Elle repousse ses cheveux en arrière d’une main tremblante. Son regard croise le mien. La détresse que j’y lis me chamboule. J’aimerais la prendre dans mes bras pour la réconforter. Ava est gravement malade, j’en suis certain à présent.
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EdeneMontagnol
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Il y a 14 jours
Emma Chapon
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Il y a 2 mois
Marie Andree
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Eleanor Peterson
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WildFlower
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Jill Cara
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Cara Federsan
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Il y a 3 mois