Marie Andree Columbia Blues 9. Sebastian

9. Sebastian

Vendredi 5 avril

Harper’s blues. Atmosphère feutrée, musique entêtante.


Mon frère rayonne derrière le bar. Son visage luit de transpiration, ses cernes se repèrent depuis l’autre bout de la salle, toutefois l’éclat dans ses yeux aussi bleus que les miens ne trompe pas. Il se trouve dans son élément, ici.


Le club est situé dans une rue discrète du Lower East Side, loin de l’agitation des avenues majeures ou de celle de Greenwich Village. L’enseigne lumineuse cuivrée semble vintage alors que nous avons passé des heures à la créer avec un artiste local. Nous avons eu du mal à nous mettre d’accord. Nicholas montait sur ses grands chevaux chaque fois que je tentais de lui démontrer que son choix ne convenait pas. « Bien sûr, Monsieur l’artiste sait tout mieux que tout le monde ! », répétait-il. Je ne crois pas qu’il me jalouse, il est même plutôt fier. Cependant, ouvrir un club ensemble n’a pas été un long fleuve tranquille.


En ce vendredi soir, la clientèle forme un mélange éclectique : des amateurs de blues de longue date comme Nicholas et moi, des artistes en quête d’inspiration et des jeunes curieux qui passaient par là. Je fends tant bien que mal la foule pour atteindre le bar. Les tables en bois, patinées par le temps et disposées le long du mur opposé, sont toutes occupées tandis que la scène, dans le fond, attend ses musiciens. Les enceintes diffusent toutefois nos morceaux favoris, avec des cuivres très présents. Les nuances ambrées des lumières projettent des ombres sur les murs de briques apparentes. De vieux posters délavés de légendes du blues côtoient certaines de mes toiles — sur ce point-là, mon petit frère n’a rien eu à redire, au contraire.


Nicholas m’aperçoit, alerté par Barry, le barman aux cheveux déjà poivre et sel alors qu’il est plus jeune que moi. Sur les étagères derrière lui, des bouteilles de whisky, rhum et gin patientent sagement.


— Grand frère, enfin ! me salue Nicholas. Tu es sorti de ta tanière !


Il contourne le comptoir et m’enlace. Les trois ou quatre centimètres qu’il a de plus que moi le ravissent depuis longtemps. Je crois qu’on se ressemble, sinon. Mêmes yeux, même carrure, même barbe. Il porte néanmoins ses cheveux bien plus courts que les miens, ce qui enchante notre mère. Il m’entraîne vers le bureau afin que nous puissions discuter un instant au calme.

La pièce sent le vieux cuir et le cigare, pêché mignon de Nicholas. Après m’avoir servi un verre d’un excellent whisky, mon péché mignon, il se laisse tomber dans son fauteuil. Je m’assois en face de lui, de l’autre côté du bureau vintage en chêne.


— Comment vont mes neveux adorés ?

— Très bien !


Je me lance dans un récit enthousiaste des derniers exploits de mes enfants et conclus en le sommant de venir le prochain dimanche où j’ai leur garde.


— Que veux-tu, le dimanche, je dors ! C’est la folie, ici.

— Tant mieux, non ? Que croyais-tu ? Que tu allais ouvrir le club et qu’il tournerait tout seul ?


Il s’esclaffe et en profite pour me montrer les chiffres excellents du mois de mars. Me voilà rassuré.


— Tu as vu maman, récemment ?


Je soupire, fais tournoyer le breuvage ambré dans mon verre et lui relate la dernière visite de notre mère.


— Je compatis, mec, déclare-t-il à la fin. Bizarrement, elle me met beaucoup moins de pression quant à ma façon de mener ma vie depuis que je lui ai annoncé que j’étais bi.

— Oui ! J’ai remarqué.


Je secoue la tête, navré. Notre mère n’est pas homophobe, toutefois elle préfère le schéma traditionnel de la famille — un père, une mère, deux enfants —, ça ne fait aucun doute. Je suppose qu’elle a tiré un trait sur la vie de famille de son cadet, bien que rien ne soit exclu en ce qui le concerne. Repenser à Madeline Harper a augmenté ma fréquence cardiaque et m’a donné chaud. Je retire ma veste de costume.


— Allez viens, le groupe va bientôt commencer, on va essayer de te dégoter une nouvelle femme.


Je grimace : je n’en ai aucune envie. Pas ici, en tout cas. L’image de Victoria passe devant mes yeux fatigués et mon cœur bat plus fort. J’aimerais bien la croiser — en tout bien tout honneur —, en dehors du contexte de l’université. Or je ne pense pas que ce type d’endroit soit son genre.


Sur la scène, une lumière chaude éclaire à présent un vieux micro qui semble avoir capturé des milliers d’âmes écorchées au fil des ans. Les membres du groupe déboulent, tout fiers. Ils ont déjà joué ici une dizaine de fois, nous en sommes satisfaits. Ce n’est pas aisé de trouver des musiciens passionnés de blues par les temps qui courent.


— Sérieux, regarde autour de toi, déclare Nicholas en englobant la salle d’un large geste de la main. Tu pourrais avoir n’importe laquelle d’entre elles avec ta gueule d’ange et tes biceps.


Je hausse les épaules. Nous devons parler fort pour nous entendre à cause du brouhaha ambiant.


— Toi aussi, plus n’importe quel homme gay ou bi.

— Je travaille trop !

— Tout comme moi… avoué-je avec des regrets dans la voix.

— C’est sûr. Tu ne cesses de te rajouter des choses à faire, en plus. Comme ces ateliers, à Columbia. Ça se passe bien au fait ?


Une sensation curieuse m’envahit. L’odeur de vanille de Victoria s’impose malgré les effluves mélangés du club.


— Euh, Sebastian, où tu es parti, là ?


Il me dévisage, les sourcils froncés. Je mets trop de temps à répondre.


— Ça se passe très bien, oui, déclaré-je enfin. Certains élèves ont des analyses très pertinentes.


Une, surtout. Nicholas continue de m’observer. Il me connaît mieux que quiconque, après tout. A-t-il perçu mon trouble ? Je prie pour qu’il ne creuse pas plus avant, car je ne saurais quoi lui répliquer. Le début du concert live me sauve, heureusement.


Lorsque le groupe commence à jouer, tout le reste s’efface. Ne subsistent que la voix rocailleuse du chanteur, les accords profonds du piano et les riffs de guitare qui résonnent dans l’espace. Certains de nos clients ferment les yeux, d’autres balancent la tête, emportés par les arrangements mélancoliques et les récits de vie que seul le blues sait raconter. Les couples se rapprochent, mus par le rythme sensuel des mélodies.


Je reste jusqu’à la fermeture pour aider Nicholas et nos employés. Nous sortons du club à quatre heures du matin, épuisés mais grisés par la musique et l’enthousiasme des habitués. J’ai eu pitié de mon chauffeur ce soir et lui ai ordonné de rentrer chez lui — il est si têtu que je m’attends presque à le retrouver en train de poireauter dans la rue. Elle est toutefois déserte. L’enseigne défectueuse du restaurant d’en face clignote, le grésillement qui en résulte m’hypnotise.


Comme nous habitons non loin l’un de l’autre, Nicholas commande un uber pour nous deux. Il somnole après deux minutes, sa tête sur mon épaule. Je me rencogne dans le siège de la berline et contemple New York. Je l’aime encore plus, la nuit.


À chaque croisement, l’inspiration jaillit. Un escalier métallique extérieur de sortie de secours, un panneau de signalisation de guingois. Tout.

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85

85 commentaires

Emma Chapon

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Il y a 2 mois

Rhaaa déçue de ne pas avoir eu de scène avec Victoria 🤣 Mais c'est vrai que ça aurait semblé "too much" à ce stade, je comprends ce choix !

Marie Andree

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Il y a 2 mois

C'est ça, c'était trop tôt. Mais il y aura bien une scène commune dans le club de jazz. 👌

WildFlower

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Il y a 2 mois

Raaah je pensais qu'ils allaient se croiser ! Va falloir attendre encore un peu 😂

Marie Andree

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Il y a 2 mois

En effet, patience... 😁😘

Emma J. Clark

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Il y a 2 mois

C'est étrange, je m'attendais à ce qu'il croise Victoria.

Marie Andree

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Il y a 2 mois

C'est prévu... mais je préférais que les choses avancent un peu entre eux d'abord...

Cara Federsan

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Il y a 3 mois

Très sympa ce moment entre frères dans ce bar

Marie Andree

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Il y a 2 mois

Oui je les aime bien ensemble. 💕 Tant mieux si ça fonctionne pour vous aussi !

Eleanor Peterson

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Il y a 3 mois

Une relation entre frères bien sympathique. Et la description est vraiment bien faite , on est presqu’avec eux .

Marie Andree

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Il y a 3 mois

Merci Eleanor, tant mieux si ça fonctionne !
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