Fyctia
8. Sebastian & Victoria
Sebastian
Seuls deux ou trois élèves, dont la jolie gaffeuse, lèvent la main. Je rassemble mon courage et me tourne vers elle.
— Vas-y, Victoria.
Elle se lance sans marquer d’hésitation et sans un regard pour ses notes — je me demande de toute manière comment elle peut réussir à se relire.
— Je pense que cet homme d’entretien se prend à rêver, l’espace d’une seconde ou deux. Qu’est-ce que ça fait, cette communion très précise, toujours à l’œuvre dans un orchestre ? Qu’est-ce qu’on ressent face à la musique qui se crée, puis face aux applaudissements de la salle ? Il cherche peut-être un quotidien plus exaltant. Comme nous tous, après tout.
Lorsque le dernier mot s’est évanoui dans l’air, son visage s’affaisse, ses joues s’empourprent. L’assurance qu’elle montrait une seconde plus tôt a disparu. Comme si elle attendait des moqueries. Que se passe-t-il dans sa tête pour arriver à ce résultat ? J’aimerais bien réussir à lui redonner pleinement confiance en elle.
— Bon, comme la semaine dernière, tu cernes à la perfection ce que je souhaitais mettre en avant ici. Bravo, je n’ai aucun commentaire supplémentaire.
— Merci, prononce-t-elle sobrement, puis, le menton relevé : tu avais peut-être raison, finalement, ta valeur ajoutée dans ces ateliers pourrait être difficile à trouver.
Je reste soufflé. Elle est extraordinaire ! Comment évolue-t-elle aussi vite de la petite chose effarouchée et sur la défensive à la jeune femme caustique et sûre d’elle ?
— Voilà, je vous l’avais dit. Navré, je vais avertir le doyen que j’abandonne.
Elle s’esclaffe, rejointe par ses camarades. Pourtant, je n’entends que son rire musical. Je ne vois que sa gorge dorée et ses boucles brunes rejetées en arrière. Elle retire ses lunettes pour se frotter les yeux, qui plongent alors dans les miens. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Elle m’envoute.
L’hilarité générale retombe néanmoins. Elle baisse de nouveau la tête vers ses notes. Je me ressaisis tant bien que mal et continue l’atelier. Nous discutons du travail de Charles Alston, un artiste majeur d’Harlem du milieu du vingtième siècle.
À la fin des deux heures, alors que je réunis mes maigres affaires dans ma sacoche, les trois acolytes se dirigent vers moi. Étonné, je me redresse et attends qu’elles soient arrivées à mon niveau.
— Hum, Monsieur Harper… commence Brooke.
— Oh non, pitié, c’est Sebastian, déclaré-je avec une grimace. Ne me faites pas me sentir encore plus vieux que je ne le suis déjà.
Tandis que ses deux amies rigolent poliment, Victoria m’observe, la tête à peine penchée d’un côté.
— OK, bon, Sebastian, reprend la rousse, hésitante. Je voulais te prévenir que je ne serai pas là la semaine prochaine. Désolée. Un, hum… problème personnel…
— Je suis navré, j’espère qu’il n’y a rien de grave.
— Non, c’est, hum…
Ses lèvres tremblent, ses yeux s’humidifient. Elle est si expressive que son chagrin devient le mien, l’espace d’un instant. Mon estomac se tord sur lui-même. Ses amies se saisissent chacune de l’une de ses mains. Leur lien si profond me touche. Il n’y a qu’avec mon frère que je nourris cette complicité.
— Mon frère a eu un accident récemment, poursuit-elle avec un peu plus de force. Je vais lui rendre visite chez nos parents, à Los Angeles.
— Je comprends. J’espère qu’il va vite se remettre.
Sa moue sans équivoque m’apprend que ce ne sera pas le cas. J’aimerais lui offrir des mots de réconfort, pourtant seules des platitudes me viennent.
— On se demandait si tu serais d’accord pour mettre en place la visio, s’enquiert Victoria d’une traite.
— Oh. Je suppose que c’est possible. Oui, c’est d’accord.
Je n’ai aucune idée de comment ça marche, cette chose, ici. Je n’utilise que FaceTime avec mon agent et certains galeristes, pour booker des expositions à l’autre bout du pays.
— Je t’aiderai, si tu veux, ajoute-t-elle alors, un rictus sur ses jolies lèvres.
Je crois qu’elle se moque de moi. J’aime bien ça.
***
Victoria
Face à lui, j’oublie plus facilement les brimades et les critiques d’Arthur. Je redeviens cette fille assurée et confiante. Elle ne se cache pas très loin. Il lui faut juste un peu d’aide afin de s’installer de nouveau, pour de bon.
Son regard perçant me trouble, cependant. Suite à ma dernière répartie, on dirait qu’il me contemple avec admiration. Ce n’était pas la blague de l’année non plus. Bizarre. Peut-être n’a-t-il pas l’habitude de rire souvent ? Je ne sais pas ce qu’il me prend, j’ai envie de tout connaître sur lui.
Nous quittons vite la salle après des remerciements et des mots d’au revoir.
— Il est vraiment très gentil, se pâme Brooke, rassérénée par la possibilité de suivre l’atelier depuis Los Angeles.
Depuis l’accident d’Aaron, je suppose que tout ce qui peut la raccrocher à sa vie « normale » l’aide.
— C’est appréciable, c’est sûr, renchérit Ava, certains de nos professeurs s’en fichent totalement de nos problèmes personnels.
Brooke opine avec véhémence. De mon côté, je ne suis pas surprise que Harper se soit montré très arrangeant. La gentillesse et l’empathie émanent de lui, de façon indéfinissable. À l’instant, lorsque la voix de mon amie s’est brisée en parlant de son frère, on aurait pu croire qu’il était sur le point de la prendre dans ses bras. Son beau visage se tordait de douleur, comme si nous évoquions son propre chagrin.
— On prend un taxi ? demande Ava, une fois dans la rue devant l’université.
Brooke acquiesce et lève le bras. Lorsque l’un d’eux s’arrête à notre niveau, je recule d’un pas et bouscule par la même occasion un New-Yorkais pressé. L’odeur qui émane du stand de hot-dogs à côté de nous me soulève le cœur, tout comme l’idée de monter dans le véhicule jaune.
— Je vais rentrer à pied, les filles. J’ai envie de marcher un peu.
— Oh OK, pas de souci. Amuse-toi bien, choupette.
Ava m’adresse un signe de la main depuis la banquette arrière. Elles ne sont pas étonnées de ma décision, même si je fais plutôt ce choix à la belle saison. Là, il fait nuit depuis longtemps et un petit vent froid perce à travers mes vêtements. Ce n’est pas grave, j’aime New York à n’importe quel moment de l’année.
De manière naturelle, mes pas me conduisent dans Central Park. Je l’apprécie encore plus, la nuit. La lumière des lampadaires dessine des chemins dorés entre les arbres, les ombres s’allongent. Ce soir, les silhouettes des branches dansent avec langueur dans la brise. Les bruissements des feuilles se mêlent aux murmures des passants et aux échos des klaxons de la ville.
Je m’enfonce un peu plus profondément dans le parc et m’arrête aux abords de la première mare. Les reflets de la lune se déposent sur l’eau et y créent des éclats argentés. Je me demande comment Sebastian Harper sublimerait une telle scène.
La moindre chose me ramène à lui, de toute évidence.
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