Fyctia
1. Victoria
Mercredi 27 mars
Un, deux, trois mots. Une première phrase, une deuxième puis une troisième.
Voilà, ce n’est pas si difficile. J’aligne encore avec enthousiasme une dizaine de lignes avant de reporter mon attention sur la reproduction du tableau d’Edward Hopper dans le livre posé à côté de moi. Je relis alors mon texte et grimace. Tout compte fait, si : trouver un angle novateur pour analyser cette œuvre de 1939, c’est difficile.
Je soupire, relève la tête et contemple les rayonnages en bois de la bibliothèque et les moulures du haut plafond. D’autres étudiants sont concentrés sur leur travail, le silence règne. Enfin, pas tout à fait. Une petite voix sous mon crâne — qui ressemble de façon troublante à celle d’Arthur, mon ex —, me murmure que cela ne sert à rien que je m’acharne sur mon ébauche d’article. Car la revue New York Art Life ne le publiera jamais.
Devenir critique d’art constitue un rêve lointain, pour le moment. J’ai le temps, cependant, je me montre trop impatiente. Le deuxième semestre de ma troisième année d’histoire de l’art à Columbia University vient à peine de débuter. Je ne sais pas pourquoi je désire aller plus vite que la musique. Parce que j’ai enfin osé quitter Arthur et que je veux profiter de ma liberté retrouvée ? Parce que côtoyer ma meilleure amie, Ava, me pousse à vivre chaque instant comme si c’était le dernier ? Un peu des deux, je suppose.
Réussir à caser certains de mes articles constituerait en outre un bonus non négligeable : une source de revenus qui aiderait un peu mes parents. Malgré ma bourse, ils se saignent pour leur fille unique exilée à New York — même s’ils ne le reconnaîtront pas.
Je retire mes lunettes et frotte mes yeux myopes et fatigués dans l’espoir vain de trouver l’inspiration. Peine perdue. Après les avoir remises, je bondis de ma chaise. Ma concentration, ou ma frustration, plutôt, m’ont fait oublier l’heure. Je rassemble mes affaires et les enfourne à la hâte dans mon vieux sac à dos. Ce serait dommage d’arriver en retard au premier atelier animé sur le campus par celui que l’on appelle le nouveau maître de la peinture figurative.
À cause de ma précipitation, mon mug métallique tombe et roule sur le parquet, ce qui me vaut des regards meurtriers de la part de mes camarades. Je leur adresse des mimiques désolées et peste en silence contre mon ordinateur qui met des heures à s’éteindre. Je quitte enfin la bibliothèque et traverse le parc au pas de course pour rejoindre le building qui abrite le département d’histoire de l’art.
Le hall principal, un escalier, un couloir, un deuxième escalier, un autre couloir. Le soulagement me saisit quand j’aperçois un groupe d’étudiants, dont mes deux meilleures amies, qui attendent à côté d’une porte fermée. Mes Dr. Martens chuintent lorsque je m’arrête à leur niveau dans une glissade peu élégante.
— Pfiou, les filles, j’avais peur d’être en retard, m’exclamé-je, essoufflée. Avec la réputation qu’il a dans la presse, il vaut mieux éviter, je suppose.
Brooke pouffe dans sa main et Ava effectue un geste curieux devant sa gorge, sous son masque FFP2. Qu’est-ce qu’elles ont ?
— En effet.
Oups.
Je me retourne lentement vers le propriétaire de cette voix glaciale.
Barbe de trois jours, regard bleu perçant, tignasse brune, costume qui épouse à la perfection sa carrure athlétique. Pas de doute, c’est bien lui.
Sebastian Harper.
Mes joues, déjà échauffées par ma course, brûlent. Je prends conscience seulement maintenant du fait que mes boucles châtain doivent partir dans tous les sens et que je transpire dans mon long manteau. Formidable.
— B... bonsoir, marmonné-je comme une idiote. Je travaillais sur un article et je n’ai pas vu l’heure passer.
— Bonsoir, déclare-t-il, toujours sur le même ton.
Pourtant, il tente à grand-peine de cacher un sourire. Cette information m’apaise et m’énerve à la fois. Il se moque de moi. Comme toujours, j’excelle dans l’art de me ridiculiser dès les premiers instants. Même si, techniquement, nous nous sommes déjà croisés. Nous avons échangé quelques mots il y a deux semaines, à son dernier vernissage. Oh, il ne s’en souvient pas, c’est certain, car je suis insignifiante pour quelqu’un d’aussi talentueux que lui. Ou pour le monde entier, si j’en crois les critiques incessantes d’Arthur.
Je me secoue : ce n’est pas le moment de penser à mon horrible ex. Harper se désintéresse déjà de ma modeste personne et se dirige vers la salle. Il brandit un trousseau de clés et lance à la cantonade :
— Veuillez m’excuser pour mon retard, la porte était fermée et je n’avais pas la clé. Si certains sont arrivés après l’heure dite, ce n’est donc pas grave pour aujourd’hui. Vous n’aurez pas à subir mon courroux.
Sur la dernière phrase, il m’adresse un regard sans équivoque. J’aurais préféré qu’il se désintéresse de moi. Son expression amusée crée de minuscules rides au coin de ses yeux. Une sensation que je ne reconnais pas naît au creux de mon estomac. Je n’ai pas le loisir de l’analyser, car Brooke me donne un coup de coude. Mon amie peine à masquer son hilarité.
— T’as fait fort, là, Vee.
Ava acquiesce. Son regard d’ordinaire fatigué semble illuminé par ce qu’il vient de se produire.
— Ça va, toutes les deux, merci pour votre soutien.
— Désolée, c’est juste trop drôle, insiste Brooke en passant sa main dans ses longs cheveux roux. C’était pas de chance. Il est arrivé derrière toi pile au bon moment.
Même si c’est à mes dépens, je suis contente de la voir rire. Ce n’était plus le cas ces derniers mois.
— Merci, j’avais remarqué, répliqué-je néanmoins. Par contre, rappelle-moi pourquoi tu t’es inscrite aussi à ces ateliers alors que tu étudies la photographie.
— Je te l’ai dit, certains aspects dans les deux disciplines sont similaires.
— Euh, les filles, on devrait y aller, intervient Ava, je pense que Victoria s’est assez tapé l’affiche pour aujourd’hui.
Les autres élèves commencent déjà à rentrer. Je grimace et m’exécute alors sans rien ajouter de plus. Nous nous installons dans la salle autour de tables disposées en U et orientées vers un bureau central. Le lambris qui s’étend du sol au plafond m’oppresse. Ou peut-être est-ce plutôt le souvenir de mon arrivée ridicule, à l’instant, et la présence imposante du beau trentenaire. Appuyé de façon nonchalante contre le meuble en bois, il se racle la gorge.
— Bonsoir à tous et bienvenue dans cette série d’ateliers sur l’utilisation des symboles. Je suis Sebastian Harper, ajoute-t-il bien inutilement.
Artiste prodige, il a percé très vite dans le milieu arty new-yorkais, âgé seulement d’un quart de siècle. Six ans plus tard, il a confirmé son talent et sa régularité avec des expositions de plus en plus importantes. Plutôt solitaire et réservé, il intervient peu en public.
Assister à ces ateliers, qui visent à approfondir ce que nous voyons en classe, représente donc une formidable opportunité.
J’espère que je ne vais pas la gâcher, comme à mon habitude.
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Matthieu Doves
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Emma J. Clark
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Emma Chapon
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Marie Andree
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