Fyctia

Je suis installée dans le vieux fauteuil de mon enfance, une couverture sur les genoux et une tasse de thé fumant entre les mains. Le tissu râpeux du fauteuil, marqué par les années, me renvoie à des souvenirs d'après-midis passés à lire. Le salon est éclairé par la lumière tamisée d'une lampe à abat-jour aux motifs floraux fanés. L'air est chargé de l'odeur familière du bois vieilli et du thé au miel. Mais ce soir, la sérénité m'échappe.

À mes côtés, Margaret, toute guillerette, pianote sur son téléphone. Ses ongles impeccablement manucurés claquent contre l'écran tactile avec une régularité presque hypnotique. Elle ne tient pas en place et son excitation la rend encore plus volubile qu'à son habitude.

Je fixe le vieil écran, incapable de penser à autre chose qu'à l'émission. Late Night with James Bradley!, l'un des talk-shows les plus regardés des États-Unis, est sur le point de commencer. Et ce soir, la star, c'est Edward.

Margaret lève enfin les yeux vers la télé et m'adresse un sourire malicieux.

- Sérieux, Mia, tu te rends compte que tu couches avec l'invité du soir ?

Le rouge me monte aux joues. Sans réfléchir, je saisis l'oreiller posé près de moi et le lui lance à la figure. Elle éclate de rire, le rattrape et le serre contre elle.

- Hey ! proteste-t-elle, faussement indignée. Je n'arrive juste pas à m'en remettre, voilà tout. Edward Johnson ! Tu réalises à quel point c'est énorme ? C'est le rêve de millions de femmes, Mia !

Je hausse les épaules, feignant l'indifférence. Mais mon estomac est noué. Comment lui expliquer que moi non plus, je n'arrive pas vraiment à y croire ? Ce n'est pas tous les jours qu'on voit quelqu'un qu'on connaît passer à la télévision. Et encore moins quelqu'un avec qui on a partagé une nuit aussi... intense. Je prends une gorgée de thé et espère que le liquide brûlant dissipera les images qui me reviennent en mémoire : son regard pénétrant, ses mains sur ma peau et son corps contre le mien.

Margaret me donne un coup de coude et rompt le fil de mes pensées.

- Regarde, ça commence ! annonce-t-elle avec une excitation presque enfantine.

L'écran s'anime. La transition graphique flamboyante et rythmée donne l'impression qu'un feu d'artifice visuel vient d'éclater dans le salon. Les couleurs vives oscillent entre le bleu et l'argenté et signent le ton glamour et énergique de l'émission. Le logo étincelant de Late Night with James Bradley! tourne sur lui-même dans un effet tridimensionnel.

Une voix off vibrante retentit, amplifiée par un jeu de basses qui semble faire frémir le mobilier :

- Mesdames et messieurs, accueillez votre hôte préféré : Jaaaames Braaadley !

La caméra effectue un zoom rapide sur le plateau et révèle un décor moderne. Le sol brillant, noir comme un miroir, reflète les projecteurs suspendus au plafond. Les sièges en cuir, subtilement inclinés, encadrent une table basse en verre dont la surface scintille. En arrière-plan, un écran géant affiche une skyline nocturne stylisée et les lumières des gratte-ciel forment un clin d'œil évident à New York.

Les gradins impeccablement alignés accueillent un public déjà survolté. Les applaudissements retentissent, les cris s'enthousiasment et quelques hurlements stridents de fans donnent à la salle une énergie unique.

Soudain, l'animateur fait son entrée. James Bradley traverse la scène avec l'assurance d'un homme habitué à dominer l'attention. Son costume bleu électrique, taillé à la perfection, accentue la carrure athlétique de l'homme. Ses cheveux poivre et sel, coiffés en un style légèrement ébouriffé mais savamment travaillé, lui donnent un charme sophistiqué. Il lève les bras en l'air, salue le public, joue avec les caméras et lance finalement d'un ton exalté :

- Mesdames et messieurs, bienvenue dans Late Night with James Bradley! Ce soir, nous recevons un invité très spécial. Vous l'adorez pour ses thrillers à couper le souffle et Hollywood ne peut plus se passer de lui. Accueillons Edward Johnson !

Les applaudissements redoublent et atteignent un volume presque assourdissant. James sourit largement, visiblement ravi de l'effet qu'il produit. Le public est en délire et cette effusion de joie collective me saisit, moi aussi. Pourtant, au fond, mon cœur bat d'un rythme plus irrégulier, presque nerveux et je sens un étrange mélange de fierté et d'anxiété m'envahir.

La caméra pivote alors pour capturer l'entrée d'Edward. Il apparaît dans un halo de lumière, chacun de ses pas empreint d'une force tranquille. Son costume noir et ajusté, met en valeur ses larges épaules et sa silhouette élancée. Ses mouvements semblent mesurés, presque théâtraux.

Une barbe bien entretenue accentue la ligne de sa mâchoire et ajoute à son air de séduction calculée. Son sourire hypnotise à travers l'écran. Il s'arrête un instant, sous l'effet des applaudissements. Rien n'est laissé au hasard, de la façon dont il balaye les gradins à la manière dont il serre la main de James.

À mes côtés, Margaret laisse échapper un soupir ravi. Son visage illuminé par l'image d'Edward.

- Dis-moi, il est encore plus canon en vrai qu'à la télé ? souffle-t-elle, visiblement conquise.

Je ne réponds pas, mes yeux rivés sur l'écran. Edward s'installe face à James.

- Edward, bienvenue ! C'est un plaisir de t'avoir ici, commence James. Tu sais, on reçoit beaucoup de stars, mais rarement quelqu'un qui rend le public aussi hystérique.

Edward rit, une main passée dans ses cheveux impeccablement coiffés.

- Merci pour l'invitation, James. C'est un honneur d'être ici.

Le son de sa voix est grave et posé et les lumières tamisées du plateau télévisé mettent en évidence son élégance. Le public semble pendu à ses lèvres. Une partie de moi reste distante, consciente que cet homme, pour tout ce qu'il représente, n'est pas le même que celui que j'ai fréquenté ces derniers jours.

- Parlons de ton dernier livre, enchaîne James. Dans l'ombre du doute, c'est bien ça ?

- Exactement, acquiesce Edward. C'est un petit roman qui explore les frontières entre vérité et mensonge.

- Allons, ne sois pas modeste, le coupe James en agitant les mains. Tout le monde dit que c'est ton œuvre la plus aboutie. Est-ce vrai que l'adaptation cinématographique était déjà en cours avant même la sortie du livre ?

Edward esquisse un sourire énigmatique.

- Disons que j'ai la chance de travailler avec des gens très enthousiastes.

Des éclats de rire fusent dans le public. L'ambiance est légère, presque joyeuse. Une part de moi reste sur la réserve. Ce qu'il dévoile à la télévision n'est qu'une fraction de la vérité, une version parfaitement calibrée de lui-même, destinée à captiver les foules.

Mon esprit s'égare et je pense à ce monde qui l'entoure : les réalisateurs de renom, les actrices de cinéma aux sourires parfaits, les soirées de gala auxquelles je n'appartiendrai jamais. Comment pourrais-je rivaliser avec tout ça ? Je ne suis qu'une fille ordinaire. Pas une star. Pas même une femme sophistiquée.