Fyctia
Les rôles qu'on joue
La lumière s'étire paresseusement à travers les immenses baies vitrées de la maison d'Edward. Les murs prennent des reflets chauds, presque vivants. Je m'installe sur une chaise à la table qu'il a soigneusement dressée. Mes doigts glissent distraitement sur le bord de la nappe immaculée. Ce cadre est parfait, peut-être trop, et je me demande si je ne brise pas cet équilibre en étant ici.
Edward s'active en cuisine, ses gestes précis et assurés donnent l'impression qu'il répète une chorégraphie bien rodée. Je l'observe du coin de l'œil. Il est absorbé, concentré.
Mon attention revient à la table. Chaque détail respire le raffinement : les couverts en argent, les verres en cristal et cette bougie au centre, sa flamme vacillante projetant sur les murs des ombres mouvantes, presque hypnotiques. Bien loin de la simplicité familière de mes repas habituels.
Edward réapparaît soudain, une poêle à la main.
- Tu es trop silencieuse, Mia. Tout va bien ?
Sa voix brise le fil de mes pensées et je me rends compte que je n'ai pas prononcé un mot depuis plusieurs minutes.
- Oui, désolée. J'étais en train d'admirer ton sens du détail. Tu fais ça souvent pour tes invités ?
Il éclate de rire, un rire franc et désarmant.
- Pas vraiment. En fait, tu es une invitée spéciale.
Je détourne la tête pour dissimuler ma gêne. Mon regard erre sur les étagères qui bordent la pièce, remplies de livres aux tranches usées, de statuettes et d'objets soigneusement choisis.
Quelques minutes plus tard, il dépose une assiette devant moi. L'odeur est alléchante, mais je n'ai pas très faim.
- Filet de saumon rôti, sauce au citron, asperges grillées, annonce-t-il avec une modestie feinte, bien que son sourire trahisse une certaine fierté.
- C'est une tentative pour m'impressionner ? ne puis-je m'empêcher de le taquiner.
Il rit à nouveau et hausse les épaules.
- Peut-être bien. Ça marche ?
- Ça dépend. Tu es doué en cuisine, mais est-ce que tu es aussi doué pour être honnête ?
Il arque un sourcil, surpris.
- Honnête ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
Je ne réponds rien, baisse les yeux dans mon assiette puis nous commençons à manger. Dès la première bouchée je dois admettre qu'il y a de quoi être impressionnée. Les saveurs sont parfaitement équilibrées, le saumon fondant et les asperges croquantes juste ce qu'il faut. Mais malgré la qualité du repas, je ne peux m'empêcher de rester sur mes gardes. Pourquoi est-il aussi attentif ? Qu'attend-il de moi ?
Il pose finalement ses couverts et se penche en avant.
- Tu sembles ailleurs, Mia.
Je relève les yeux, un peu déstabilisée par son ton direct.
- Oh, je suis juste fatiguée, c'est tout.
Il plisse légèrement les sourcils, clairement peu convaincu.
- Mia, si tu veux parler, je suis là.
- Pourquoi est-ce que tu fais ça ? lâché-je brusquement.
- Faire quoi ? me demande-t-il.
- Être ce type parfait qui cuisine, écoute, qui semble toujours savoir quoi dire. Pourquoi ?
Les mots sont sortis avant que je ne puisse les retenir.
Un silence s'installe. Il prend une gorgée de vin blanc, son regard ne quitte pas le mien.
- Peut-être que je ne joue pas, dit-il enfin, d'une voix calme, presque dangereusement tranquille.
Je ris, un rire court, nerveux.
- Tout le monde joue, Edward. Toi, moi... On a tous nos rôles.
Il ne répond pas tout de suite et se contente de m'observer. Son silence est plus lourd que n'importe quelle phrase.
- Tu veux vraiment savoir ? demande-t-il finalement.
- Oui, dis-je, les mains moites.
Il se penche légèrement en avant, ses coudes sur la table.
- Parce que je sais ce que c'est, d'être trahi. D'avoir tout ce qu'on a construit s'effondrer d'un coup. Et si je peux faire quelque chose pour alléger ce que tu ressens, ne serait-ce qu'un peu, alors oui, je vais le faire.
- Tu sembles si sûr que j'ai besoin d'être sauvée, dis-je enfin, ma voix un peu plus faible que je ne l'aurais voulu.
- Tu es ici, non ?
Son ton est doux, sincère et son regard m'encourage à baisser ma garde.
- Je ne sais pas si c'est le bon moment, je murmure, hésitante.
- Les moments imprévus sont souvent les meilleurs, répond-il calmement.
Et alors, sans vraiment m'en rendre compte ni savoir pourquoi, je commence à parler. D'abord par bribes, puis d'une voix plus fluide, je lui raconte tout : Jack, les Bahamas, ce rêve parfait qui s'est transformé en cauchemar. Je décris l'excitation des préparatifs, puis le choc, la colère, la douleur d'avoir été trahie par celui en qui j'avais placé ma confiance.
Edward m'écoute, complètement absorbé par ce que je dis. Il ne m'interrompt pas, même lorsque ma voix se brise ou que je dois m'arrêter un instant pour reprendre mon souffle. Il semble happé par chaque mot, chaque émotion que je libère.
Quand j'ai terminé, un silence s'installe. Cet espace lui permet de mesurer mes mots, de les comprendre pleinement. Il n'y a ni jugement, ni gêne dans ses yeux.
- Tu sais ce qui est le pire dans tout ça ? je reprends, un sourire amer étirant mes lèvres. Ce n'est même pas Jack. C'est les Bahamas. Tout ce que j'avais imaginé, tout ce que j'avais planifié... Tout ça s'est envolé.
Il hoche lentement la tête.
- Parfois, ce n'est pas la personne qui nous manque, mais les rêves qu'elle représentait, dit-il doucement.
- Exactement, je murmure, presque soulagée qu'il mette des mots sur ce que je ressens.
Je joue distraitement avec ma fourchette avant de relever les yeux vers lui.
- Tu dois me trouver ridicule, à pleurer un homme qui ne le mérite pas.
- Pas du tout. Ce que tu ressens est légitime. Tu as été trahie et ça a laissé des traces. Mais tu es plus forte que tu ne le penses, Amélia, reprend-il en secouant la tête.
- Et toi ? demandé-je, espérant détourner l'attention. Tu sembles en savoir beaucoup sur les blessures qu'on cache.
Un sourire énigmatique se dessine sur son visage.
- J'ai eu ma part de désillusions. Mais ce n'est pas mon histoire qui compte ce soir.
Je laisse échapper un rire et brise la gravité du moment.
- Bien joué. Tu es doué pour éviter les questions.
- Peut-être. Mais ce soir, c'est toi qui comptes.
La conversation dérive et une certaine tension persiste. Elle n'est pas désagréable. Je m'efforce de me concentrer sur mon assiette mais je sens son regard peser sur moi. Pas oppressant, mais perçant, presque clinique.
Après le dessert, une tarte aux fruits rouges, aussi parfaite que le reste, je me lève pour l'aider à débarrasser.
- Tu es mon invitée, profite et assieds-toi.
- Je peux quand même ramener une assiette ou deux.
- Mia, tu as passé une journée difficile. Tu mérites de te poser.
C'est ridicule. Pourquoi est-ce que je me sens à la fois agacée et touchée ? Peut-être parce qu'il a raison et que ça m'énerve qu'il le sache avant moi.
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NICOLAS
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Il y a 4 mois
Renée Vignal
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Il y a 4 mois
Lunedelivre
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Il y a 4 mois
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K.C Sankr
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Il y a 4 mois