Fyctia
L'héritage des souvenirs
Même après toutes ces années, l'air à l'intérieur de la maison de mamie a gardé cette odeur rassurante de bois ancien, de cuir usé et de tabac froid. Ce parfum familier enveloppe les meubles et les recoins.
Je prends une profonde inspiration, puis je pénètre dans le salon. Chaque détail de la pièce et chaque objet raconte une histoire, une époque. Les murs sont couverts de drapeaux américains et de tableaux. Des toils gigantesques aux couleurs à la fois vives et saturées. Des formes abstraites, des éclats de rouge, de bleu, de jaune et des traits qui se croisent dans un chaos absolu. Certaines œuvres semblent presque sortir du cadre et les couleurs éclatantes donnent l'impression d'envahir l'espace. Quelques sculptures complètent l'ensemble, des formes étranges et parfois même dérangeantes, faites de bois brut, de métal tordu ou de céramique irrégulière. C'est unique, chaque tableau et chaque sculpture est une partie de ma grand-mère, un morceau de sa vie.
Cette maison est un lieu où l'on se sent à la fois étonné, un peu dérouté, mais aussi intrigué. On pourrait passer des heures à observer chaque œuvre sans jamais en saisir totalement la signification. Rien n'a changé. La grande cheminée en pierre, avec ses poutres en bois massif, domine toujours la pièce. Je retrouve les mêmes meubles : le canapé en velours bordeaux, usé mais toujours accueillant, les deux fauteuils en cuir et à l'assise basse, la vieille horloge sculptée qui marque chaque seconde de son tic-tac régulier. La vieille radio en plastique, avec ses coins légèrement ébréchés, trône toujours sur la table basse et ne semble pas être beaucoup utilisée. Tout comme les étagères pleines de livres, de magazines anciens, de bibelots et de poussière. On ne peut jamais savoir si l'ensemble de ces œuvres a été fabriqué ou trouvé quelque part lors de voyages. L'intérieur donne l'impression d'être projeté dans un autre monde, le monde farfelu de mamie Élizabeth.
Je m'approche du coin près de la fenêtre où un petit bureau d'écolier se trouve toujours. Il est encombré de papiers, de lettres et de vieilles photos en noir et blanc. C'est là que j'ai souvent vu ma grand-mère écrire, griffonner et même dessiner lorsqu'elle avait un moment de tranquillité. Au milieu du désordre, mes yeux s'arrêtent sur un cliché que je n'avais pas vu depuis des années. C'est une photo de mes grands-parents, un instant capturé dans les années 50. Ils sont jeunes et beaux. Mon grand-père, Charles, sourit, une cigarette à la main. Son regard est insouciant. Mamie, quant à elle, rayonne dans une robe légère, sa chevelure blonde ondulée flotte autour de son visage. Leurs yeux se croisent et il y a dans leur regard une complicité qui semble transcender le temps. J'ai toujours su que leur histoire d'amour avait été spéciale, mais en regardant cette photo, je ressens toute l'intensité de ce lien qu'ils ont partagé. L'après-guerre, les années de reconstruction et ces deux jeunes rêveurs qui se sont rencontrés à San Juan Island durant l'été 1957.
Mamie m'a raconté leur histoire une bonne centaine de fois lorsque j'étais petite. Ils se sont mariés trois ans après leur rencontre, en 1960, à l'église St.Francis. Ils ont ensuite emménagé dans cette maison au style colonial que mon grand-père a rénovée. Quelques années plus tard, ils sont devenus les heureux parents de trois jeunes garçons. Ils ont vécu des années de bonheur simple, sans fioritures et sans grande fortune, mais avec une passion commune pour l'art et la beauté. Mon grand-père passait ses journées à travailler sur son bateau ou à dessiner, tandis que son épouse se lançait dans des projets créatifs, peignant, sculptant et modelant des objets. Ils se comprenaient sans mots et avaient su trouver en l'autre une source inépuisable d'inspiration.
Tout cela a pris fin il y a 24 ans, lorsque mon grand-père est décédé brutalement à l'âge de 59 ans. Il a été emporté par une crise cardiaque lors de sa baignade quotidienne. Sa mort a été un choc, un coup de tonnerre. Élizabeth, qui a toujours été si énergique et si pleine de vie, s'est effondrée pendant de nombreuses années. Aujourd'hui, pourtant, elle ne parle presque plus de lui et continue à vivre selon ses propres règles.
Mais chaque fois que l'on évoque son nom, son regard se ferme et un silence traverse l'instant. Dans ces moments-là, je l'observe et me demande si elle a un jour réellement guéri ou si elle a seulement appris à vivre avec son absence. San Juan est sa maison, son île, son refuge et il y a dans chaque objet un souvenir de l'amour de sa vie, Charles.
Tournant la photo dans mes mains, je la repose doucement sur le bureau. Un mélange de tendresse et de mélancolie. Cette maison, ces souvenirs, cet amour, tout cela fait partie de l'héritage que ma grand-mère m'a transmis.
- Que fais-tu avec cette vieille photo, ma poupette ? m'interroge-t-elle.
Je lève mes yeux coupables en direction de mamie qui revient de la cuisine, un plateau chargé de deux grands verres de thé glacé, de crêpes encore tièdes et de confiture qu'elle a faite elle-même. Elle sourit, pose le plateau sur la table basse, me tend un verre, puis se met à tartiner. La première bouchée est une explosion de saveurs, sucrée et acidulée. Après tout ce temps, j'ai presque oublié à quel point ses crêpes sont les meilleures du monde.
- Mamie, tes crêpes sont toujours aussi incroyables !
- Je te l'avais bien dit qu'il fallait venir plus souvent, dit-elle, l'air malicieux. Alors, qu'aimerais-tu faire cet après-midi ? J'avais en tête de finir cette chose, ajoute-t-elle en pointant du doigt un morceau de laine qu'elle semble tricoter depuis quelque temps. Ensuite, on pourrait faire des petites courses. Et pourquoi pas aller boire un verre chez Haley's ? Qu'en penses-tu ?
- C'est parfait ! Je vais profiter que tu termines ton tricot pour faire un tour de l'île à vélo. Tu as encore le tien ?
- Oh, ma vieille bicyclette est toujours là, oui, mais j'espère qu'elle fonctionne encore, ça fait une éternité qu'elle n'a pas servi ! répond-elle en riant.
- Elle sera très bien, c'est certain !
Je savoure les dernières bouchées du goûter préparé avec soin, puis me lève, prête à explorer l'île comme je le faisais si souvent autrefois.
En regardant par la fenêtre, j'ai l'impression que la mer, qui bat les falaises en contrebas, continue de tout emporter, de tout effacer et de tout reconstruire.
2 commentaires
Petit Guillaume
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Il y a 4 mois
Pjustine
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Il y a 4 mois