Pjustine Coeurs en équilibre Un écrivain à Friday Harbor

Un écrivain à Friday Harbor

Je jette un regard vers la maison voisine. C'est peut-être la première fois que je vois ses volets ouverts. Ils révèlent des fenêtres vieillies mais solides, encadrées de bois patiné par les années et par le vent salin de San Juan Island. Le jardin, autrefois en friche, laisse maintenant apparaître des buissons taillés et des fleurs fraîchement plantées, alignées avec soin. La vieille maison semble enfin avoir retrouvé un souffle de vie.


- Elle a finalement été vendue, cette bicoque ? demandé-je, un brin interloquée.


Ma grand-mère lève les yeux, un sourire satisfait aux lèvres.


- Oh oui, enfin ! J'ai bien cru que je n'aurais plus jamais de voisin. C'est un charmant écrivain, mais je ne me souviens plus de son nom. Tu m'écoutes, dis-moi, il me semble t'en avoir parlé une bonne dizaine de fois, ma poupette !


Je hausse les épaules, un sourire coupable aux lèvres. Je ne l'écoute pas toujours d'une oreille attentive. Mamie me téléphone souvent en fin de journée, alors que je suis encore dans ma salle de classe, épuisée et la tête encombrée de tout ce qui reste à faire. Ses récits se mélangent parfois et je dois bien admettre que quelques détails m'échappent.


- Un écrivain, vraiment ? Tu sais quel genre de livre il écrit ?


Je l'interroge, un peu surprise et une pointe de curiosité dans la voix. Mamie hoche la tête et plisse les yeux. Elle semble chercher dans ses souvenirs un détail qu'elle aurait oublié.


- Il paraît qu'il est assez connu, finit-elle par dire. Il aurait publié plusieurs romans, mais je ne sais pas si cela se vend très bien, chuchote-t-elle, comme si elle me confiait un secret. On dit qu'il écrit des histoires sombres et des récits sur la solitude, ce genre de choses. Mais ce n'est pas tout à fait mon genre de lecture, alors, tu sais, je ne pourrais pas en dire beaucoup plus.


Je hausse un sourcil, intriguée. Imaginer cet écrivain s'installer dans cette vieille maison inhabitée, en plein cœur d'une île sauvage, donne un air presque romanesque à la scène.


- Tu l'as rencontré ?


J'insiste, avide de détails. Ma grand-mère prend une pause théâtrale et fait durer le suspense.


- Oui... dit-elle en jetant un coup d'œil vers le jardin voisin, s'assurant qu'il n'est pas là pour l'entendre. Il est arrivé un soir de tempête, il y a six mois de cela. Ses valises étaient trempées et il avait un air un peu perdu. Avec son imperméable bleu marine, on aurait dit une silhouette tout droit sortie d'un film noir. Il a un regard profond et un peu triste, tu vois ? On sent qu'il a des histoires à raconter, même quand il se tait.


- Mais il te parle ? osé-je demander, espérant que mamie pourrait m'en dire davantage.


Elle éclate de rire, son regard pétillant de malice.


- Oh, il me salue poliment et m'a même fait un compliment sur mon jardin une fois, d'ailleurs ! Mais il est plutôt réservé. Pour le moment, il reste dans son coin, mais je suis sûre qu'il finira par sortir de sa tanière. Les écrivains ont besoin de se nourrir de la vie, n'est-ce pas ?


Je hoche la tête, amusée par cette observation pleine de sagesse. Ma grand-mère a toujours eu cette capacité à saisir l'essence des gens, à voir ce qui se cache derrière les apparences. Avec une intuition presque surnaturelle, elle sait lire dans les regards et déchiffrer les attitudes.


Le silence retombe et je me laisse aller à imaginer cette maison qui s'ouvre enfin pour accueillir un nouvel habitant. Peut-être que, dans le murmure des vagues ou le cri des mouettes, il trouve l'inspiration qu'il cherche.


- Tu crois qu'il écrit sur cette île, ses paysages et sa vie côtière ? insisté-je auprès de ma grand-mère, presque rêveuse.


- J'espère. Ce serait une belle chose. Il y a tant d'histoires ici, dans chaque pierre, dans chaque grain de sable et dans chaque rue. Il ne manque pas de matière ! dit-elle en haussant les épaules, un sourire tendre sur le visage.


- Il vit seul ? m'exclamé-je, soudainement.


- Apparemment, répond-elle avec un soupir léger, comme si cela rendait l'histoire encore plus intrigante. Il n'a pas d'enfants ni de femme à ce que je sache. En tout cas, il est arrivé seul ce fameux soir. Je ne sais pas si quelqu'un l'a aidé à s'installer, mais depuis, je ne l'ai jamais vu en compagnie de qui que ce soit.


Je m'imagine cet homme, un homme mûr et marqué par la vie, assis derrière l'une des fenêtres de la maison. Le regard à la fois pensif et perdu. Quel genre de personne choisirait volontairement un tel isolement ? Cherche-t-il le calme pour travailler, ou bien fuit-il quelque chose ? Cette solitude, si elle est choisie, pourrait nourrir ses écrits. J'imagine des pages noircies d'encre, des mots jetés avec frénésie entre deux tasses de café et les premiers rayons de l'aube. Peut-être que sa maison, avec son jardin soigné et son allure robuste, est le théâtre de ses futurs récits.


Ma grand-mère, toujours prête à lire dans mes pensées, ajoute d'un ton complice :


- Tu sais, il a quelque chose de mystérieux, mais aussi de profondément triste chez cette personne. C'est difficile à expliquer, mais ce n'est pas la première fois que je croise quelqu'un comme lui. Ce genre d'âme solitaire, qui traîne avec elle un poids invisible. C'est peut-être pour cela qu'il est venu jusqu'ici.


Elle s'interrompt et semble mesurer le poids de ses paroles.


- Mais qui sait ? Peut-être que je me trompe et que c'est un joyeux bohème qui préfère simplement les tempêtes aux bruits de la ville, reprend-elle, d'un ton plus léger.


Elle a ce don de dédramatiser ses propres observations.


Je reporte un dernier regard sur la maison voisine où quelques fleurs tentent d'ajouter de la vie aux murs fatigués. Comment passe-t-il ses journées ? Et qui est-il ? Ai-je déjà lu l'un de ses ouvrages ?


- Allez, ma poupette, rentrons. Je vais te préparer un thé glacé maison, comme tu les aimes tant, dit ma grand-mère en me prenant doucement par le bras.


J'acquiesce en souriant, mais une partie de moi reste happée par la vision de la maison vieillissante et l'étrangeté de cet écrivain solitaire venu chercher refuge sur cette île. Cette habitation, que je n'avais jamais vraiment remarquée auparavant, s'impose maintenant à moi comme un point d'intrigue, un fragment de roman en devenir.

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