Pjustine Coeurs en équilibre Bon retour Moussaillon

Bon retour Moussaillon

En descendant du ferry, je sens tout de suite le parfum salé de l'air marin, chargé d'une humidité presque brute. Un mélange de goémon, de bois mouillé et de sable frais. San Juan Island.


Je n'y ai pas remis les pieds depuis sept ans et pourtant chaque détail m'agresse comme si je n'étais jamais partie. Le moindre recoin de Friday Harbor semble intact. Les petits bateaux de pêche amarrés et leurs coques colorées, les bâtiments historiques, les boutiques locales et les maisons aux façades blanches et aux volets écaillés, indifférents au passage du temps. Ils sont tous, à leur manière, les témoins muets d'un passé que j'aurais préféré enterrer. Une angoisse sourde monte en moi et un frisson me parcourt malgré la chaleur de l'été.


Tout semble figé dans une atmosphère familière et pourtant étrangère. Les souvenirs enfouis remontent malgré moi. Mon regard parcourt les rues pavées du quai. Là où, autrefois, je courais pieds nus sans me soucier de rien. C'est ici que je retrouvais mes amis d'enfance, loin du regard des adultes, pour des aventures improvisées et des moments de liberté totale. Mais derrière chaque recoin, se trouvent aussi les querelles étouffées de mes parents, leurs regards pesants de reproches et ces silences tendus qui me reviennent en mémoire. Le contraste entre les souvenirs joyeux et les moments d'inconfort est saisissant. Un rappel douloureux des raisons pour lesquelles je n'ai jamais voulu revenir. En revenant ici, c'est comme si j'ouvrais une porte sur une vieille version de moi-même, une version que j'ai longtemps évitée.


Puis, parmi les passants, je l'aperçois enfin. Mamie Élizabeth et ses 80 printemps. Elle se tient au milieu du quai, légèrement penchée en avant pour mieux me repérer dans la foule. Elle arbore un chapeau de paille immense surmonté d'un nœud bleu qui flotte comme une bannière. Ses cheveux, d'un blond piquant, se mêlent à des mèches grises qui semblent résister à toute tentative de coloration. Elle dégage toujours cette même énergie, ce sourire aux dents blanches et parfaitement alignées et ce regard d'une sincérité et d'une tendresse déconcertantes. Elle se joue de la vie et des conventions avec une tendre ironie. Élizabeth Jones n'a jamais été une grand-mère ordinaire. C'est la femme qui ose parler fort et qui n'a pas peur de critiquer la robe trop courte de sa voisine en lui souriant. Les autres grand-mères portent des cardigans et des petites lunettes. Élizabeth arbore des foulards colorés et des boucles d'oreilles en forme de perroquets. En arrivant vers moi, elle me serre dans ses bras avec une force qui me surprend.


- Ma poupette ! s'écrie-t-elle en me pressant contre son torse, la voix joyeuse.


Elle n'est pas venue me rendre visite à Seattle depuis Noël et je suis vraiment heureuse de la voir. J'hume son parfum que j'aime tant, un mélange de lavande et de tabac froid.


- Enfin, enfin ! Tu es là, sur ma belle île ! elle recule pour me dévisager, les mains fermement posées sur mes épaules. Regarde-moi ça ! T'es trop pâle, ma chérie. On va te faire bronzer un peu, tu verras, tu vas resplendir ! ajoute-t-elle avec un clin d'œil exagéré.


Je ne peux m'empêcher de sourire malgré moi. Il n'y a qu'elle pour me faire sentir que tout va bien. Après quelques embrassades supplémentaires et malgré ma grosse valise, nous prenons la direction du centre-bourg, son bras accroché au mien. En chemin, elle salue tout le monde, lance des bises et des petits commentaires ici et là.


Nous nous arrêtons d'abord à la boulangerie où le même boulanger depuis vingt ans, un vieil homme bien portant et moustachu, se tient derrière son comptoir en bois. À peine entrées, mamie lance :


- James, mon p'tit James, regarde qui est de retour ! Ma petite-fille, la citadine !


James lève les yeux et me scrute avec curiosité. Mon retour ici semble être une sorte d'événement. Pour mamie, du moins.


- Eh bien, elle a bien grandi la petite ! dit-il avec un sourire troué et bienveillant, tout en glissant dans un sac en papier deux petits pains de maïs encore tièdes.


- Et...Oh, arrête donc, James, elle n'a pas besoin de compliments, elle a besoin de soleil et de pâté en croûte, le coupe Élizabeth, sans hésitation.


Elle me donne un coup de coude complice et je rougis instantanément.


Ensuite, nous passons chez le poissonnier. Un homme à l'allure bourrue mais au sourire franc. Est-il nécessaire de préciser que c'est, une fois de plus, le même commerçant depuis des années ? Ma grand-mère connaît chaque vendeur comme s'ils faisaient partie de sa propre famille. À peine entrées, elle s'exclame :


- Qu'est-ce que tu nous conseilles pour ma petite fille, Henry ? Un poisson bien frais, hein, quelque chose qui va lui rappeler l'océan !


Henry rit et désigne une rangée de maquereaux brillants encore humides.


- Si elle a quitté la grande ville récemment, il lui faut un vrai goût de chez nous ! Prends donc ces maquereaux ! Et tu lui feras ta sauce secrète, ma chère amie.


Élizabeth approuve d'un geste de la main. Leurs échanges, simples et complices, dissipent un instant mes appréhensions. Friday Harbor, c'est aussi ça : des visages connus, des rires, des traditions qui demeurent.


Sur le chemin, alors que nous remontons la petite rue en pente vers la maison, mamie se lance dans un de ses récits rocambolesques. Ceux dont elle seule a le secret. Elle évoque sa jeunesse, les nuits passées à danser et les amoureux qu'elle a fait languir. Son rire éclate à chaque souvenir.


- Tu sais, ma poupette, la vie c'est comme la mer. Elle est parfois calme, parfois déchaînée, mais elle est toujours là. Peu importe ce qu'on en pense et peu importe ce qu'on a vécu.


Ses mots, emplis de sagesse, résonnent en moi. Mamie me rappelle la force d'aller de l'avant et la liberté d'être soi.


En arrivant devant la maison, je prends un instant pour contempler la vieille bâtisse blanche aux volets bleus et où j'ai passé tant d'étés. Le jardin, avec ses hortensias d'un rose vif, déborde de couleurs. Je prends une profonde inspiration. L'air semble plus pur et plus dense. L'angoisse qui m'habite depuis des jours reste bien présente mais aux côtés de ma grand-mère, cette femme libre et sans tabous, je sens une lueur d'espoir. Peut-être que cet été sera l'occasion de réécrire quelques souvenirs et de réapprendre à respirer, à vivre.

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4 commentaires

Solarine🌸

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Il y a 4 mois

Un retour de like pour te soutenir 😊

Pjustine

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Il y a 4 mois

Merciii ✨

Marissa 35

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Il y a 5 mois

Vivement les likes je veux savoir la suiiiite 😁

Pjustine

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Il y a 4 mois

Aha, j'espère que la suite te plaît !
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