Fyctia
Les non-dits de juillet
Il fait une chaleur étouffante dans l'appartement. Le ventilateur qui tourne en boucle ne fait qu'aggraver l'air vicié qui stagne dans la pièce. Pas un souffle de vent. Une chaleur lourde, un peu comme celle que l'on ressent après un excès. Quand le corps refuse de s'allonger, quand la tête est trop pleine pour retrouver son calme.
Je suis là, allongée sur le carrelage froid de ma salle de bain, la seule pièce où je peux encore espérer trouver un peu de fraîcheur. Mon dos se colle sur le sol humide et même si l'endroit est aussi peu glamour que possible, il semble être le seul refuge dans ce fourreau de béton qu'est cette ville en été. Mes yeux sont rivés sur la moisissure qui s'étale au plafond, une pensée me revient sans cesse : ce foutu mois de juillet semble étirer chaque minute en une éternité.
La soirée d'hier a été à la fois un remède et un poison.
Certains souvenirs demeurent flous, mais je me rappelle de ce rendez-vous avec Margaret et les autres dans ce bar du quartier branché de First Hill, où la chaleur humaine se mêlait à celle de l'été. On riait comme si rien d'autre n'existait. Puis les verres se sont enchaînés. Un cocktail, deux, trois... L'alcool était devenu une caresse. Le coin était bondé, l'air presque irrespirable, mais la musique semblait faire oublier le reste du monde. La voix de Aretha Franklin s'élevait dans l'air, douce et mélancolique. Au fil des heures, les sourires devenaient plus grands, les gestes plus tendus et le monde autour de nous commençait à tourner plus lentement. C'est à ce moment-là que je l'ai aperçu, au fond du bar, ce jeune homme. Un regard, un sourire et quelques doux baisers échangés. À la fin de la soirée, il s'est approché doucement, m'a tendu son numéro. Sans trop réfléchir, j'ai griffonné le mien sur un vieux ticket de caisse. Chaque gorgée de gin me rapprochait d'une version de moi-même plus audacieuse, plus insouciante. Une personne qui osait sourire, qui osait flirter, qui osait même y croire.
C'était léger et cela faisait du bien. Une douce folie, sans lendemain, mais qui, pour quelques heures, m'a fait me sentir libre.
La sonnerie de mon téléphone me tire brusquement de mes pensées. Excitée par l'idée d'une possible distraction, je me lève trop vite. La douleur qui suit est pire que ce à quoi je m'attendais. Aïe. Je n'ai pas anticipé la distance entre ma tête et le rebord du lavabo. Je me frotte le front. Le résultat esthétique est tout aussi catastrophique. Une jolie petite bosse se forme en plein milieu de mon visage.
Je n'ai pas le temps de m'attarder sur cet incident, la sonnerie redouble d'insistance. Une fois de plus, je me dirige vers ma chambre, un peu plus précautionneuse cette fois, évitant tout obstacle de justesse.
- Allô ?
- Pourquoi tu n'as pas répondu plus tôt, poupette ? me demande ma grand-mère, d'une voix tendue, presque reprochante.
- Ah mamie, désolée, j'étais... j'étais très occupée.
Je me redresse légèrement. La vérité, c'est que je ne sais pas vraiment quoi lui dire. Mes doigts caressent nerveusement le bord de mon lit. J'espère que l'absence de détails n'attirera pas son attention.
- Occupée à quoi ?
Loupé !
- À... à... je lisais.
Ce n'est pas un mensonge complet, mais ce n'est sûrement pas la vérité. Je me demande si elle saura que je ne suis qu'à moitié sincère.
- Tu n'as donc rien d'autre à faire de ton été ? Où est passé ton compagnon ?
- Il est...il est au travail, dis-je en serrant un peu les dents.
- Ta valise est prête ? Vous partez samedi, c'est bien ça ?
- Exactement ! Nous sommes tellement pressés, m'exclamé-je faisant l'effort de répondre d'une voix aussi fausse que joyeuse.
- D'accord, fais attention à toi, promets-le moi. Je vais encore m'inquiéter, tu as entendu parler de cet avion qui s'est écrasé sur...
- Mamie, ne t'inquiète pas, je te l'ai déjà dit, il y a davantage de risques d'accident en voiture qu'en avion.
- Mais ça n'arrive pas qu'aux autres, ma poupette ! Qu'est-ce que je deviendrai moi sans toi ? Et puis, je ne sais pas, il ne m'inspire pas confiance, ton bonhomme là.
- Mamie ?
- Oui, je sais, je sais, tu vas encore me dire que tu l'aimes et qu'il se comporte merveilleusement bien avec toi, mais quand même, cette fichue intuition ne me quitte pas et tu sais que je ne me trompe...
Elle marque une pause et attend une réplique de ma part. Un soupir m'échappe.
-...rarement. Je sais, mamie. Je te laisse, je te rappelle plus tard. Je t'aime.
- Déjà ? Je t'aime encore plus.
La fin précoce de l'appel n'est pas seulement nécessaire, elle est vitale. Mamie et ses questionnements incessants. Mamie et ses inquiétudes. Mamie, toujours là, se souciant de tout. Mais il est impensable de lui dire la vérité. Me savoir seule tout l'été la rendrait malade et je n'aurais eu aucune excuse valable pour refuser son invitation sur son île.
Jusqu'à mes 18 ans, j'y ai passé l'intégralité de mes étés et hormis des bains de boue et quelques amis de passage, je n'en ai jamais rien tiré de bon. Ma mère passait son temps au bar du coin, mon père passait le sien à pleurer et mamie, elle, tentait tant bien que mal de maintenir une certaine harmonie entre nous. Elle jouait le rôle de pacificatrice, un fardeau qui la fatiguait bien plus qu'elle ne l'aurait jamais avoué. Ce sont des souvenirs que, désormais, je préfère enfouir au plus profond de ma mémoire.
La honte de mentir à mamie me ronge, mais lui avouer que tout est fini avec Jack et que mes vacances sont annulées, aurait été pire. Ce serait lui infliger une nouvelle douleur qu'elle ne méritait pas.
Mon téléphone vibre à nouveau et je lève un sourcil en voyant le message de Margaret.
Marge - 6:07
Sorry, sorry, elle a prêché le faux pour obtenir le vrai ! Comment j'aurais pu savoir, moi ? 🤷🏽♀️
Je n'ai même pas le temps de répondre qu'un autre message, de mamie cette fois, arrive affichant la photo de cette vieille dame souriante et radieuse.
Mamie - 06:08
Billets de train et ferry achetés, regarde ta boîte mail. Je suis la mamie la plus heureuse du monde ! À demain ma poupette d'amour. Ta mamie Babeth qui t'aime tant.
Je suis paralysée. Depuis quand mamie sait-elle acheter des billets en ligne ? Et surtout, depuis quand a-t-elle accès à ma boîte mail ?
Un dernier coup de fil, un dernier coup de pression et me voilà condamnée à faire face à la réalité. Un retour forcé sur l'île de San Juan, cette terre sauvage qui me fait trembler d'horreur. Pourquoi Margaret m'a-t-elle trahie ainsi ? Comment a-t-elle pu tomber dans le piège de mamie aussi facilement ?
Assise sur le canapé, l'écho de la soirée précédente me frappe une nouvelle fois. C'est un monde où l'on se perd, où l'on se ment, où l'on se cache derrière des fausses promesses et des numéros échangés dans un bar. La chaleur m'étouffe, mais plus encore, c'est l'incertitude, la peur de ce qui m'attend qui me fait suffoquer.
4 commentaires
Alyssa Well
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Il y a 4 mois
Pjustine
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Il y a 4 mois