Fyctia
track 25 - Hand in My Pocket
Il s’éloigne, déambule sur la surface plane en zinc en direction de ce qui ressemble à un sac suspendu au chapeau pare-vent d’une cheminée. Aucun de ses pas n’émet le moindre bruit. Et moi je pique un fard. Non, il ne regrette pas, non, il ne couche avec personne d’autre… Il n’y a que moi ? Vraiment ? Un essaim s'établit dans mes entrailles et entreprend de butiner tout à la ronde. Ça doit être la faim. J’ai rien avalé depuis ce matin et mon bol de céréales que j’ai à peine picoré.
Sur cet à-plat sécurisé, je suis Idris du regard un instant avant d’être happée par le reste. Tout le reste. Mes quatre murs envolés, c’est Paris dans son intégralité qui se dénude sous mes yeux éberlués. Je n’ai plus eu d’aussi vaste perspective depuis quatre années. Sur mes écrans, j’ai bien tenté quelques subterfuges, des photos, des vidéos, mais les pixels ne seront jamais une réalité. La marée de zinc semble s’étirer à l’infini. Du gris crénelé à perte de vue, formant des vaguelettes jusqu’à l’horizon. Au loin, la tour Eiffel allonge sa silhouette jusqu’aux nuages bas, et entre elle et moi, des centaines de petits points lumineux aux éclats divers. Des gens, des vies, des parisiens entre quatre murs, des étincelles du quotidien. J’hasarde un regard dans mon dos, et c’est la Butte éclairée qui s’y affiche. J’ai beau détester ce monument et sa symbolique, je dois bien avouer que, ce soir, il revêt quelque chose de sacré : ma quasi liberté.
A mes pieds, Idris s’installe. Armé du sac dont il extrait plusieurs boîtes au contenu non identifié, il se laisse retomber en tailleur contre le zinc avant de tendre une main qui m'invite à faire de même. Les fesses sur le métal froid, j’ouvre la première boîte qu’il me tend. Il avait préparé son coup, en fait ?
— De la part de Malik, précise-t-il tandis que j’avise le contenu.
— Ton frère m’a acheté des sushis ?
Parfaitement alignés et d’une magnifique régularité, des makis et autres spécialités japonaises s’alternent dans le petit bento blanc.
— Il les a fait, me reprend-il en en ouvrant une autre, tout aussi fournie. Il est en lycée hôtelier.
— Ton frère m’a fait des sushis ? je répète encore toujours plus incrédule. Pourquoi ?
— Il tenait à te remercier pour la survie de son nez.
Je me surprend à étudier le sien, de nez, ou plutôt l’intégralité de son profil occupé à ouvrir ce qui doit l’être, boîte de makis, sauce sucrée, salée, et même du gingembre je crois. Je n’y prête pas plus attention que cela, c’est autre chose qui me fascine. Mon attention doit peser de tout son poids sur lui, car il m’offre la sienne en ce regard qui se dédouble. Un premier rapide, immédiatement suivi d’un deuxième qui s’affirme, s’affine et se fait inquisiteur.
— Tu m’as jamais rien offert, toi, pour la survie du tien, de nez, réponds-je à sa mutique interrogation, un sushi entre les lèvres.
— Bah, quelques orgasmes quand même, ça doit bien compter pour quelque chose.
Je m’étouffe avec le morceau de saumon que je manque recracher sur le toit en zinc. Classe, très classe. Pourtant, Idris ne se départ pas de son sérieux tout en m’administrant quelques tapes dans le dos.
— Mais t’as raison, poursuit-il l’air de rien. Vu le délai, doit y avoir des intérêts qui traînent encore. Tu veux qu’on établisse un échéancier rétroactif ?
Son regard se fait coin, son sourire mordant, et mes iris se teintent de violence. Je ne sais pas si j’ai envie de le tuer ou de le bouffer, mais les flashs projetés sous mon crâne ne tendent pas vraiment vers l’homicide.
— Tu remercieras ton frère, botté-je en touche. Il est vraiment doué.
Je ne mens pas. Même si l’aîné m’a soudain coupé cet appétit pour en ouvrir un tout autre, mon estomac succombe aux créations du cadet. En silence, j’entreprends de vider mon bento, le regard perdu dans les lumières de la nuit. Je me surprends à sourire malgré moi, une ou deux fois, prenant plaisir à imaginer une vie à cette fenêtre-la, une dispute à cette autre, ou encore un enfant qu’on endort derrière la verrière de cet ancien atelier. J’avale mon dernier sushi lorsque la dame de fer s’habille d'éclats lumineux. Et c’est comme si Paris brillait de mille feux.
— Tu te sens bien ? se renseigne Idris face à mon mutisme.
Mon nez se retrousse, j’étire un sourire et hoche du menton. En appui sur ses mains, les bras en arrière, il me couve d’un regard concerné qui s’apaise au contact du mien.
— Il est vraiment sympa ton coin à toi.
— Plus encore lorsque…
— Lorsque je suis là ? je le coupe en roulant des yeux d’exaspération.
— Whaaaa, tu m’as pris pour le roi des disquettes ?
— C’est pas ce que tu allais dire ?
— Mais pitié, j’ai de meilleures répliques que ça, proteste-t-il dans un ricanement. J’allais dire : lorsque les fêtes approchent et que toute la ville est décorée, espèce de prétentieuse !
Son reproche se teinte d’amusement et nuance l’offense. J’en laisse échapper un rire à mon tour. Nerveux, le mien. C’est un fait, je suis condamnée à la seconde place du podium de la répartie, avec lui. En plus, il a raison, les arbres aux branches illuminées, les lampadaires et leurs déco étincelantes, les fenêtres qui clignotent leurs couleurs au gré du sapin caché dans leurs intérieurs… Cette magie n’est possible qu’un mois dans l’année, et c’est justement celui-ci qu’il a choisi pour me faire découvrir les toits.
— Tu fêtes Noël ? je me renseigne entre deux souffles chauds entre mes mains gelées.
— Pas vraiment, mais on se retrouve tous chez ma mère qui aura cuisiné pour cinquante, et on s’offre des petits trucs. Et toi ?
— Ma mère et ma sœur viennent chez moi.
C’est une tradition nouvelle. Auparavant, moi aussi j’allais chez ma mère, on décorait le salon, on ingurgitait ses plats infâmes en lançant de “huuum” dignes du cours Florent, puis on s’échangeait quelques présents qui finiraient dans un placard du fait de leur absence totale d’utilité ou de bon goût. Désormais, c’est chez moi que cela se passe, autour d’un sapin en plastique détruit cent-vingt-huit fois par Harry, et de plats Picard réchauffés car, malgré toute ma panoplie, je ne sais pas plus cuisiner que ma mère.
— Et le trente-et-un ?
— C’est différent, je réponds en feignant la nonchalance.
J’esquisse même un sourire que j’espère convaincant. Ça ne marche pas. Idris ne se laisse jamais duper par moi.
— Tu ne le fêtes pas.
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Salma Rose
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Hécate Lomëwen
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Il y a 2 mois
Cara Loventi
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Ophélie Jaëger
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Cara Loventi
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Ophélie Jaëger
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Gottesmann Pascal
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Il y a 2 mois