Ophélie Jaëger Close(d) to me track 25 - Hand in My Pocket

track 25 - Hand in My Pocket

Rita



— Je suis là…


Sa voix se brise. Je crois. Ses deux bras m’engloutissent et m’aspirent. Pantelante contre son corps, je sanglote dans son cou. Je ne suis capable que de ça. Inspirer. Expirer. Pleurer. Il ne s’agit ni de tristesse, ni de soulagement, seulement l’angoisse qui s’échappe de mon corps malmené. Mes phalanges se font griffes contre la laine épaisse d’un manteau. Elles pétrissent un dos, une épaule, s’agrippent avec l’énergie du désespoir.


— Je suis là, répète-t-il à nouveau, une grande paume lissant mes cheveux.


Je n’ose pas encore ouvrir les paupières. J’ai bien trop peur de subir le paysage sous mes yeux. Il s’agit de mon choix d’être là, pourtant je ne l’assume pas. Pas complètement. Pas encore.


— Tu veux qu’on redescende ?


Sa voix dans mon oreille est une divine tentation. Redescendre. Au chaud. Chez moi. Mes draps.


— Non.


Je n’ai pas fait tout ça pour rien. Et ma curiosité l’emporte sur mes angoisses. Il a évoqué son coin à lui, je veux voir ça. Et pourquoi pas que cela devienne mon coin à moi, aussi. Mes doigts s’arrachent à son dos, mon nez à son cou, et rageusement j’efface les larmes de mes cils. J’ouvre un œil, puis l’autre. C’est Idris que je vois, avant le panorama. Et finalement, le panorama m’échappe lorsque mon regard porte vers en bas.


— Mais putain ! j’expulse en crissant des semelles contre le zinc.


Mes doigts pincent, mes bras cadenassent, mes jambes s’affolent. Je tente de remonter la pente à reculons, sur les fesses, embarquant avec moi celui qui n’a rien demandé de tel mais qui a eu le seul tort d’être là. Idris tente de se défaire de mon étreinte qui ressemble plus à une prise de catch, mais mes forces sont décuplées par l’instinct de survie. J’ai lu quelque part que, poussée par l’adrénaline, une mère pouvait soulever une voiture à mains nues s’il est question de sauver son bébé. Dans cette métaphore, Idris prête ses traits à la voiture et au bébé, je veux le sauver de lui-même.


— T’as le vertige, trouve-t-il judicieux de constater.

— Non, je me défends rageusement en reculant toujours plus. Mais ton truc c’est un putain de tobbogan vers la mort !


D’accord, j’exagère, il ne s’agit que d’une pente douce. Mais tout au bout, c’est le vide. D’un geste assuré, Idris arrache mes mains de leurs prises multiples, et encercle mes poignets en les maintenant l’un contre l’autre. Privée d’appui, je m’immobilise et darde sur lui un regard teinté d’homicide volontaire.


— Rita ! Stop ! ordonne-t-il doucement. Je ne t’aurais pas amené ici s’il y avait le moindre risque. Tu peux me faire confiance, je l’ai fait des centaines de fois. Par contre, si tu continues de gesticuler comme ça, c’est toi qui va nous faire perdre l’équilibre.


L’une de ses mains libère mes poignets pour s’en venir pincer mon menton à deux doigts.


— Regarde là-bas, reprend-il en m’inclinant le menton en direction dudit “là-bas”. Cette partie du toit est complètement plane, et c’est là qu’on va. C’est à trois mètres, et c’est très simple d’accès, mais si tu préfères, tu grimpes sur mon dos et je t’y emmène. Tu veux ?


Incapable de formuler le moindre mot, je me contente d’un hochement de tête. Il a raison, ça n’a l’air ni très loin, ni bien compliqué, mais j’ai quand même manqué chuter d’une échelle quelques trois minutes auparavant. On va éviter de tenter le diable. Idris s'exécute, sans heurt ni fracas, armé d’une dextérité qui force le respect. En quelques mouvements fluides et assurés, je me retrouve dans son dos, les bras noués autour de son cou, les cuisses broyant sa taille. D’une main, il assure sa prise sur mes reins, de l’autre tendue il maintient son équilibre tel un funambule. Ses pas sont si mesurés, si précis malgré la charge que je suis, que je me demande si c’est la première fois. Qu’il sache se déplacer seul, sur ce toit, je n’en doute pas, mais avec quelqu'un sur le dos ? Ou quelqu'une ?


— On dirait que tu as fait ça toute ta vie, je souffle avec la subtilité d’un bulldozer.

— T’es la première personne que j’amène ici, me répond-il aussi sec.

— Pourquoi t’as toujours toutes les bonnes réponses ?

— Peut-être parce que tu ne formules que les mauvaises questions ?


Mes yeux roulent si fort dans mes orbites que j’imagine qu’il peut entendre le nerf optique claquer.


— Et c’est quoi, les bonnes questions, alors ?

— Idris, est-ce que ça va changer quelque chose entre nous ? Idris, est-ce que tu regrettes ? Idris, est-ce que tu couches avec d’autres ? plagie-t-il d’une petite voix trop aiguë.

— Alors déjà, j’cite pas ton prénom aussi souvent, et puis j’ai pas du tout cette voix-là.


Un éclat de rire lui échappe tandis qu’il saute de notre toit en surplomb jusqu’à un autre un peu plus bas. J’ai à peine le temps de laisser entendre un petit cri de surprise que déjà, il se réceptionne sans le moindre choc ou accroc.


— Et juste par curiosité, je reprends mon cœur battant la chamade jusque dans mes tempes, c’est quoi les réponses à ces bonnes questions ?

— Non.


Un simple mot ponctué d’une tape sur la fesse m’invitant à quitter son dos.


— Non ? je répète sans comprendre en me laissant glisser jusqu’au zinc. Non à quoi ?


Ses mains accompagnent ma redescente, assurant, sécurisant malgré l’absence totale de danger. Je dois lui faire l’impression d’un petit enfant en pleine acquisition de la marche, et n’en prends pas ombrage, c’est mérité.


— Non à tout. Non aux trois questions. Sauf peut-être à la première. J'espère quand même que ça va changer deux ou trois petites choses.


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3 commentaires

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 mois

Idris fait vraiment tout pour rassurer Rita mais c'est pas si simple. Elle m'a l'air angoissée de nature mais ça ne l'empêche pas de l'écouter.
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