Ophélie Jaëger Close(d) to me track 24 - No Limit

track 24 - No Limit

Et de questionnements en tergiversations, j’arrive au dernier étage sans n’avoir eu conscience d’aucun d’entre eux. Idris n’a pas dit un mot. Comme conscient de mon débat interne, il s’est contenté de nous conduire en silence. Un silence sans gêne ou l’ombre d’un malaise. Un silence confiant, confortable, celui qui se suffit à lui-même et ne nécessite aucun ajout superflu. Sa main s’agrippe et mes doigts se resserrent autour des siens lorsqu’il pousse une porte vitrée dont j’ignorais l’existence. Un nouvel escalier se dévoile. Un escalier dont les murs décrépis et les huisseries hors d’âge laissent pénétrer la morsure hivernale. Je comprends mieux l’intérêt du blouson dont je remonte le col contre mes joues.


— Mais y a encore des étages ? je m’étonne tandis que je me tords le cou en espérant évaluer la hauteur de cet escalier de service.

— Encore un, affirme-t-il en embrayant la marche.


Le dernier étage n’est finalement qu’un immense et étroit couloir troué de portes closes. Des dizaines et des dizaines de portes parfaitement alignées et parfaitement délabrées aussi.


— Des gens vivent ici ? j’interroge à voix basse, mon bras tirant sur le sien pour qu’il se rapproche et m’évite de mourir la première si un truc surgit de la pénombre.

— Des étudiants essentiellement, et un homme seul avec son chien, m’explique-t-il sur le même ton en me désignant tour à tour les portes concernées.

— Mais, attends, tu les connais tous ?!


Qui est cet homme ? Un genre de mascotte de l’immeuble prêt à venir en aide et soutenir son prochain dès lors qu’il a la même adresse ?


— Non, Rita, suffit juste d’écouter Burkowski râler pour être informé, souffle-t-il entre deux lattes grinçantes. Y a que chez toi que je m’incruste.


Cette dernière phrase, à peine murmurée, ne m’était probablement pas destinée. Et quand bien même elle le serait, je ne suis pas sûre de savoir l’interpréter. Lorsque je sens son regard peser sur moi et relève la tête en sa direction, c’est un sourire amusé qui m’y accueille. Le genre de sourire qui me fait comprendre que, petit un, oui cette réflexion était pour moi, et petit deux, elle n’avait pour but que de me torturer. Ou me rassurer ? Ou simplement m’informer, peut-être ?


— Et pourquoi on chuchote ? je rétorque faute de mieux.

— Parce que j’ai pas envie que tout le monde connaisse mon coin à moi.


Son coin à lui ? Nous sommes parvenus au bout du couloir, outre un mur particulièrement moche, je ne vois pas trop ce que ce coin pourrait avoir d’enviable. Ce n’est que lorsqu’il étire un bras vers le plafond pour s’emparer d’une échelle coulissante que je comprends.


— Les toits ? je m’étrangle en percevant la petite lucarne qui perce la mansarde.

— Chut ! Tu vas nous faire repérer !


Sa paume libre recouvre mes lèvres par précaution, et je ravale immédiatement mon indignation. Il n’a pas menti, il ne compte pas me forcer à quitter l’immeuble, mais c’est tout comme. Qui cherche-t-il à duper ? Moi ou mon agoraphobie ?


— Prête ? demande-t-il en retirant sa main.


Non.


— Oui.


Le dos droit, le menton haut, je carre les épaules et expire ma crise d’angoisse. Je peux le faire. Il n’y a personne là-haut. Seulement lui, moi et le ciel. Je suis encore dans l’immeuble, je suis même sur l’immeuble.


— Tu peux le faire Rita, tu peux le faire, je me répète à voix basse.

— Bien sûr que tu peux le faire, m’assure un Idris dépourvu de toute provocation ou moquerie.


Mon regard s’égare dans le sien, mon courage prend source dans les certitudes que j’y lis et l’audace qu’il m’inspire. Sa main exerce une dernière pression sur la mienne, et soudain il n’est plus. Il a grimpé les barreaux d’acier avec tant de facilité qu’il est déjà tout en haut lorsque je relève le nez. Avec dextérité, il ouvre la lucarne, et c’est en félin qu’il s’extrait de l’ouverture. Merde, je vais devoir faire comme lui ?


J’en suis incapable. Pourtant, je m’y efforce, et un degré après l’autre, paupières résolument closes, je tente de le rejoindre. C’est pas le vertige qui me rend si gauche, c’est la perspective de l’extérieur. Aussi je me répète que c’est exactement comme aller sur mon balcon. En plus acrobatique, cependant.


Je ne sors pas de l’immeuble. Je ne sors pas de l’immeuble.


Mes mains se font moites contre l’acier, et les manches trop longues du blouson trop grand ne m’aident pas. Mon rythme cardiaque s’affole, je déraisonne et me vois chuter.


— Tu aurais dû me dire qu’on allait sur le toit ! je panique et accuse ce coupable que je ne distingue pas.

— Pour que ton angoisse débute quatre étages plus bas ?


Sa voix est si proche, je n’avais pas conscience d’être grimpée si haut. Mes membres lourds me ralentissent, chaque barreau est un supplice. Combien en reste-t-il ? Merde, je tremble. J’ai peur. Je veux redescendre. L’une de mes semelles glisse, dérape, et je me dis que mon vœu est exaucé. Je vais tomber, et d’après la hauteur estimée, me briser quelques os en plus de ma dignité. Comme paralysée, je m’abandonne à la gravité. Je lâche tout, et…


Rien. Si ce n’est deux mains qui m’agrippent le blouson, suivis de deux bras qui enlacent mon buste et préviennent l’inévitable chute.


— Je suis là, m’assure-t-il.


Et je n’en doute pas. Mais incapable du moindre mouvement, je ne peux que rester là, inutile et lourde entre ses bras en tension. Je me risque à ouvrir un œil et le contemple, lui, dans un rayon de lune, à la fois si proche et lointain.


— J’ai besoin que tu me dises, glisse-t-il sans l’ombre d’un reproche dans la voix. En haut ou en bas ?


J’ai le choix. La décision m’appartient. Ma vue se brouille, mes nerfs se tordent. Je veux redescendre, je veux m’enfermer chez moi, retrouver mes draps et y mourir de honte et de désespoir. J’suis qu’une folle, une putain de recluse incapable de monter une foutue échelle et visiter un toit. Je ne le mérite pas, lui et son sourire encourageant, lui et la tension de ses muscles qui me maintiennent plusieurs mètres au-dessus du sol. Il devrait me lâcher. Je voudrais lui dire de me lâcher. J’ai le choix. J’ai ce choix.


— Rita, dis-moi…


Sa voix se tend autant que ses bras. Il grimace sous l’effort. J’y vois une allégorie de ce que nous sommes, lui, moi, ses efforts et ma décision.


— … tu veux quoi ?


Je veux tout ! Je veux la liberté, la normalité. Je veux la fin de ce marasme, je veux ma vie d’avant. Mais pas celle d’avant lui. Parce que celle d’avant lui ne compte pas. Ce ne sont que des jours égrenés sur un calendrier, sans odeur, sans saveur.


— Toi ! je crie malgré moi.


Toi ou toit, qu’importe, la finalité est la même. Et deux bras me hissent au-dessus du précipice.

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3 commentaires

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 mois

Mais elle est juste géniale l'idée d'Idriss. Rita a un premier contact avec le monde extérieur sans quitter son immeuble. S'agirait juste qu'elle ne fasse pas une crise de panique mais, avec son ami près d'elle je ne me fais pas trop de soucis. Le jeu de mot avec Toi et toit est vraiment très bien venu en l'occurence. Hâte de découvrir le chapitre suivant pour savoir comment se déroule cette première "sortie". De là haut on doit avoir une vue superbe sur toute la ville. Bref, un moment qui promet d'être chouette à part si un évènement extérieur ne vienne tout faire capoter.
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