Ophélie Jaëger Close(d) to me track 18- Livin' la Vida Loca

track 18- Livin' la Vida Loca

J’échoue mon boulet sur le canapé où il a ses habitudes avant de penser à allumer les lumières. C’est Rita qui le fait en pénétrant chez moi sans même lever les yeux de l’énorme caisse qu’elle trimballe sous son bras. C’est plus une trousse à pharmacie son truc, c’est la succursale de l’OMS.


— C’est mon frère, je la préviens lorsqu’elle m’offre enfin un regard.

— Oui, bah merci, j’avais bien remarqué que c’était pas ma sœur, hein.


Je ne vois pas le rapport. Je pourrais le lui dire mais mon instinct de survie me pousse à fermer ma gueule. Aussi, je me contente de redresser le blessé afin qu’elle puisse lui ausculter le nez. A la première manipulation, Malik grogne de douleur et achève de se réveiller complètement.


— On peut savoir comment il s’est fait ça ?

— Tu veux lui répondre Malou, ou je le fais pour toi ? j’interroge mon petit frère.


Pour toute réponse, il m’offre un grognement et détourne le regard. Il n’assume pas. Et je ne sais pas bien ce qui lui pose le plus de problème, la présence de Rita, la cuite, la baston ou bien le fait que j’ai dû le sortir de GAV ?


— Tu ne peux pas continuer de répondre à la moindre provocation, Mal, tu vas finir par te faire virer. Tu sais bien qu’ils n’attendent qu’un prétexte pour le faire.

— Mais, ils m’ont traité d’arabe, Didi ! se lamente mon frère, le menton coincé entre les doigts de Rita et le nez en l’air.


Armée de coton et d’alcool, cette dernière tente de le débarrasser de ce sang séché qui macule sa lèvre supérieure et une partie de ses joues.


— Et tu l’es pas ? intervient-elle en nous surprenant l’un et l’autre.

— Si mais, dans leur bouche…

— Oui, j’me doute que ça sonnait comme une insulte, mais ça ne le devient vraiment que si tu considères que c’en est une, poursuit-elle avec une lucidité inattendue. Tu trouves ça insupportable d’être arabe ? Tu voudrais être autre chose ?


Malik secoue la tête en silence, obligeant Rita à suivre le mouvement pour ne pas rater ses narines.


— Bon bah voilà, pourquoi tu te fâches alors ? La prochaine fois, tu dis “merci” et tu te casses.

— C’est facile à dire pour vous…

— Oh bordel, le coupe-t-elle en relevant le nez vers moi. Il vient de me vouvoyer, là ?

— C’est facile à dire pour toi, se corrige Malik, tu sais pas ce que c’est que de subir ça au quotidien…

— Oh Malou, elle reprend de son ton le plus maternant ce qui me fait dire qu’il y a une couille. J’ai une paire de seins, une paire de fesses, une bouche et deux jambes, et tu crois que je ne sais pas ce que c’est que de recevoir des commentaires déplacés, insultants voire dégradants de la part de random en pleine rue ? Pardon, chouchou, mais être arabe reste plus enviable que d’être une femme.


Mon frère ne répond rien. Il ne le pourrait même s’il le souhaitait, trop occupé à grimacer sous la torture infligée par Rita sur ses naseaux. Et je ne le lui reproche pas, j’ai subi la « douceur » de cette infirmière avant lui, je sais ce que c’est.


— Ouais, enfin techniquement être une femme ne t’empêche pas de trouver un job ou un appart, je riposte à sa place.


Et j’aurais tellement mieux fait de fermer ma grande bouche. Adossé à un mur, bras croisés, j’observe Rita tourner la tête en ma direction avec la lenteur de la gamine dans l’Exorciste. J'entends presque chacune de ses cervicales craquer l'une après l'autre. Je m’en redresse machinalement et ravale une déglutition sonore.


— Non, c’est vrai, je risque juste d’être violée pour ce même job ou appart. Je risque aussi le viol si je dois sortir à la nuit tombée ou n’importe quand, en fait, parce que y a pas vraiment de règle et je suis à disposition, paraît-il. Je suis également moins payée qu’un homme mais tout me coûte plus cher. Je suis dépossédée de mon corps dès la puberté et même avant si on me juge aguichante avec une sucette. Je n’ai pas le droit de rire car c’est vulgaire, je ne dois pas parler trop fort ou même exprimer un point de vue. Et encore faudrait pas que je me plaigne parce que dans certains pays c’est pire…


Elle marque une pause, certainement pour reprendre cette respiration qui lui fait défaut, mais ni Malik ni moi n’osons bouger. Nous sommes des proies et notre prédateur semble se repérer au bruit. La panique m’anime lorsque je perçois un mouvement au niveau des lèvres de mon petit frère. Le con veut dire un truc et le connaissant il est capable de lui demander si elle a ses règles.

— C’est pas une compétition, je m’élance à sa place.


Son regard ne m’a pas quitté, et il se fait plus meurtrier encore. Putain, j’suis dans la merde.

— Non, c’en est pas une sinon vos sœurs seraient les grandes gagnantes. Double peine.


Je ne peux pas lui donner tort. Il s’agit même d’une triple peine car issues d’un milieu très modeste.


— Est-ce qu’au moins ces connards sont autant amochés que toi ? reprend-elle à l’attention de Malik en terminant ses soins.

— J’ai visé les couilles, comme Kamelia m’a appris.

— Très bien, ça leur évitera de se reproduire entre racistes consanguins, conclut-elle en entreprenant de ranger son nécessaire d’infirmière.


A mesure que coton, désinfectant et pommade disparaissent de mon canapé au profit de la caissette, mon pouls s’accélère, comme s’il comprenait avant moi ce que je me refuse encore à admettre. Et en même temps, j'espérais quoi ? Qu’elle squatte mon salon comme je le fais si souvent avec le sien ? Coincée entre deux idiots, l’un pété après une bière, et l’autre incapable de savoir ce qu’il veut, dans un appartement vide et sans télé, même moi je ne voudrais pas rester. Alors je l’observe repartir. Après avoir littéralement couché et bordé mon frère dans ce canapé qui lui sert de lit une nuit sur deux, elle déserte les lieux avec la même facilité qu'elle a eu à y pénétrer.


Et comme un con, je lui emboîte le pas. Je ne sais pas pourquoi mais quelque part, ça va de soi. Je la suis dans ce couloir que je traverse à sa suite. Je la suis jusqu’à ce seuil qu’elle franchit sans se retourner. Et quand sa porte me claque au nez, une part de moi est surprise. Tandis que l’autre se déchire.


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7 commentaires

Gottesmann Pascal

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Il y a 3 mois

Pauvre Malik. T'as raison dans ce chapitre être femme pose problème dans la société, avoir des origines étrangères aussi alors être une femme d'origine étrangère c'est le jackpot. Comme disait Coluche, les hommes naissent libres et égaux mais certains sont plus égaux que d'autres.
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