Fyctia
track 17 - Tubthumper
Rita
C’est la troisième ou quatrième fois que je quitte mon clavier pour venir me planter devant le calendrier aimanté au frigo. La gommette n’a pas bougé de place entre il y a dix minutes et maintenant. Nous sommes bien le jour dit, mais plus vraiment l’heure dite. Et cela fait trois heures que je tourne en rond. Idris n’a manqué aucun de nos essais. Enfin, de mes essais puisque sortir d’ici n’a jamais été un souci pour lui. Alors pourquoi il n'est pas là ?
Je pourrais tenter seule, mais je ne parviens pas à m'y résoudre. Mon corps n’a pas besoin de sa présence pour s’élancer, j’ai même tenté plusieurs fois en solitaire. Mais mon esprit s’y refuse aujourd’hui. Y a une pastille sur la date du jour, bon sang. Alors ce sera en sa compagnie, ou ça ne sera pas. Je suis bornée, je tiens ça de ma mère. D'aucun dirait capricieuse, mais je préfère déterminée, ça fait bien mieux sur mon CV.
Une mère que j’ai appelée, d’ailleurs. Pour tuer le temps et m’éviter de trop penser à ces quelques textos demeurés sans réponse. Tant que je suis en ligne avec maman, je ne vois pas si Idris me répond ou pas, et c’est de suite plus acceptable que le simple constat que, non, non il ne daigne même pas se fendre d’un petit sms. Ni même d'un simple vu, en réalité.
Et bientôt, même ma mère se désintéresse de moi. Enfin, c’est la vision que j’en ai tandis qu’elle m’informe qu’elle doit se rendre à sa leçon poterie. Il est vingt heures passées, et désormais j’imagine ma génitrice mouler des pénis dans la terre glaise. Super ! Et Alba qui ne répond même pas. J’avais espéré un pack de bières devant la télé ou, à défaut, un fou rire par téléphone en envisageant Ghost mais avec maman en protagoniste… Au lieu de quoi, un doute s’installe. Il ne m’a jamais vraiment quitté, cela dit. Il était là, sournois, en arrière plan de ma vie, revenant me hanter à trois heures du mat lorsque je n’aspirais qu’à dormir.
Alba et Idris. Pourquoi ça ne sonne pas si dingue que ça ? Les images de cette rencontre sur le palier se ravivent contre mes paupières douloureuses. Ce jour-là, et pour la première fois, j’ai entraperçu un Idris agacé, j’ai entendu son ton sec et cassant, sa riposte indignée, et perçu la tension d’un échange surréaliste. Est-ce qu’il était choqué que ma sœur puisse l’imaginer avec moi autrement qu’en foutu animal de soutien émotionnel ? Pourtant, lorsqu’il s’agit de la voisine raciste, ça ne semble pas le déranger. Alors pourquoi Alba ?
Parce que c’est elle, probablement. Ma sœur, si belle, si lumineuse, si drôle, si vive et si… normale. Une version de moi plus jeune et moins coincée. Au sens propre. Alba peut sortir de chez elle, elle peut sortir tout court. Elle promène ses vingt-six printemps avec la fougue de celle qui ne redoute rien, ni passé, ni futur, et encore moins le présent. Elle est moi, en tellement mieux. La Rita 2.0, celle pour qui les dev' ont corrigé les bug et les ratés.
Le vide s’installe dans mes entrailles, il tapisse le fond de mon estomac et distille son poison glacé jusque dans mon esprit. Je tente de me raccrocher à l’image de ma mère affairée sur son tour de potier, mais ma mémoire ne m’impose que celle de cette même mère sanglotant sur une porte qui claque avec fracas et les pas de cet homme qui résonnent pour la dernière fois.
Merde, il me faut de l’alcool ! Pas beaucoup, juste assez pour me réchauffer l’intérieur. Une bière suffira.
Deux heures plus tard, j’en suis à la sixième et je parle au chat. Harry m’écoute presque aussi bien que Mika. C’est fou la perspicacité de cet animal. Il ne me répond pas, bien sûr, du moins pas avec des mots, car je lis dans son regard qu’il est très souvent du même avis que moi. Alba est louche et Idris est un con. Ou l’inverse, j’sais plus. De toute façon, j’suis toute seule chez moi un mardi soir, et aucun ne pense à moi ? Qu’ils aillent se faire cuire le cul.
Heureusement, j’ai mon chat que je sers contre moi, jusqu’à ce qu’il m’attaque la mâchoire de ses canines, et finisse par opérer une évasion fabuleuse.
— Tu quoque mi fili, je lance façon de Niro dans Taxi Driver.
Je me plante de film, de période historique et même de langue, l’alcool commence à faire effet, sans me réchauffer pour autant. Harry a disparu, je ne peux vraiment compter sur personne, merde. J’en suis à m’interroger sur l’existence d’un tuto Youtube qui m’apprendrait comment garder les gens auprès de moi, lorsque l’ascenseur fait “cling”. Je ne sais pas comment j’ai chopé ce bruit dans le lointain, et pendant une seconde j’envisage d’avoir développé une super ouïe à force d’être seule, que déjà je fais voler ma porte d’entrée sur ses gonds.
— Je le savais ! je hurle en pointant d’un index accusateur Idris et…
… tellement pas Alba, en fait. Bordel, c’est qui ça, encore ?
5 commentaires
Gottesmann Pascal
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Il y a 3 mois
Zatiak
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Il y a 3 mois
Cara Loventi
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Il y a 3 mois