Fyctia
track 16 - Step by Step
Rita
J’ai un calendrier sur mon frigo et les cases occupées par un cœur représentent chaque nouvelle tentative de sortie programmée. Évidemment, ce marquage n’est pas mon idée, et Idris a collé lui-même les gommettes dont il a également choisi la forme. Le plan est simple et bien rôdé d’après ce dernier : baby steps. Il suffit d’y aller doucement, sans se mettre la pression. Ça a l’air si facile, à l’entendre. Alors pourquoi en contemplant tous ces cœurs j’angoisse autant ?
Essai 6
Debout au centre du couloir, ma mission du jour est d’avancer le plus loin possible sans tomber dans les pommes. Je n’ai pas le droit d’aller chez Idris, ni de retourner chez moi. Mon objectif c’est cette fenêtre donnant sur rue au vitrail en fort mauvais état. Entre lui et moi, mon voisin qui sifflote un air qui m’est familier. Je focalise dessus, faisant fi de mon rythme cardiaque à l’agonie et du sang battant mes tempes avec fureur. Je cherche les paroles avec l’avidité d’un diabétique face à un sachet de sucre.
— No Scrubs, TLC ! je m’exclame dans un soulagement victorieux.
— So no, I don't want your number, no, I don't want to give you mine and no, I don't want to meet you nowhere. No, I don't want none of your time and… fredonne-t-il avant de me tendre une main charitable que je m’empresse de saisir.
— … No, I don't want no scrubs. A scrub is a guy that can't get no love from me, j’achève machinalement d’une voix faiblarde et coincée entre mes dents.
— Suis le rythme, me souffle-t-il son regard fixé sur mes pieds hésitants.
— J’vais pas danser dans le couloir, Idris ! je proteste.
Lui ne s’encombre pas de ce genre de détail, ou de mes protestations, et j’ai soudain Patrick Swayze du bled face à moi. Il bouge bien, je peux lui reconnaître ça. Non, en réalité, il bouge très très bien. Où a-t-il appris à danser comme ça ?
— Marcher, danser, on s’en fout du moment que tu avances, affirme-t-il.
Et il a raison. Pourtant, je résiste. Fort, car cet ADN hispanique que je tends à réprimer s’agite dans mes veines et menace de se déverser de manière cathartique. J’ai toujours adoré danser. J’ai même pratiqué la salsa pendant un temps, en binôme avec ma mère qui avait besoin d’un partenaire. Du coup, je ne connais que les enchaînements masculins, évidemment. Depuis combien de temps n’ai-je pas bougé autrement que dans le simple but de me rendre d’un point A vers un point B au sein de mon propre appartement ?
Mon traître de corps chaloupe légèrement malgré moi.
Non, non, non. Il en est hors de question.
Une deuxième main se tend, et je ne résiste qu’un quart de seconde avant d’y glisser la mienne.
Mais j’ai dit non, bon sang !
Trop tard, et foutue pour foutue, je m’élance. Il est à peine quatorze heures, et sur une mélodie à peine fredonnée, je danse dans mon couloir en compagnie de mon voisin. Du moins, jusqu’à ce que madame Bukowski n’apparaisse suivie de son habituel caddie grinçant qu’elle traîne derrière elle, marche après marche.
— Bonjour, madame Bukowski, j’entonne par-dessus l’épaule d’Idris.
Sa langue claque contre son palais et sa moue se fait réprobatrice. Je crois l’entendre marmonner une insulte sans qu’elle ne me soit destinée, et mon regard cherche celui d’Idris qui se contente de me sourire. J’ai presque atteint le vitrail.
Essai 11
Les murs de la cage d’escalier ondulent sous mes yeux. J’ai beau savoir que c’est une illusion générée par mon angoisse, ça n’en demeure pas moins incroyablement réaliste. J’ai descendu une marche. Depuis, je suis bloquée. Je suis restée debout autant que j’ai pu, puis j’ai fini par m’asseoir, la tête entre les mains.
— Je te porte sur mon dos, si tu veux ? propose Idris plusieurs marches plus bas.
— Je vais vomir.
— De joie, rassure-moi ?
Essai 14
Les escaliers demeurant infranchissables, on a opté pour l’ascenseur.
Il est en panne.
Avec nous dedans.
Allongée sur le dos, les jambes surélevées contre la paroi, j’ai la tête sur les cuisses d’Idris et ses doigts dans mes cheveux. Il tente de juguler la crise qui fait des tresses avec mes nerfs. Je suis déterminée à ne pas sombrer, mais la voix métallique d’une assistance située à plusieurs bornes ne cesse de répéter que ça va prendre du temps. Alors Idris chantonne en arabe la berceuse de sa mère, et ça m’apaise.
— Pourquoi tu te donnes tant de mal ?
Ça aurait pu être ma question, mais il l’a posée avant moi.
— A cause de l’Espagne.
— Toi aussi, tu veux y aller ?
— Je ne veux surtout pas mourir seule et ostracisée dans mon appartement.
S’il ne répond rien, je sens ses doigts s’activer avec plus d’ardeur sur mon cuir chevelu. Et je ferme les yeux.
— Et toi, pourquoi tu te donnes tant de mal ? je demande à mon tour.
— Tu ne me croirais pas si je te le disais.
Essai 28
Assise sous les boîtes aux lettres du hall d’entrée, je salue Madame Roussillon du quatrième lorsqu’elle nous enjambe pour atteindre l’ascenseur. Idris me fait face. Jambes tendues, ses pieds contre les miens, il s’amuse à m’imposer du air-pédalage. Par-delà la porte vitrée de l’entrée, j’observe cette rue animée que je m’interdis encore. C’est le dernier obstacle. Le plus difficile.
— Et pour les courses ? poursuit-il son interrogatoire.
— Je me fais livrer.
— Les fringues ?
— Internet, puis livraison.
— Et le sexe ?
— Appli et livraison.
— Et si c’est un psychopathe ?
— Je compose le 17 et livraison.
— Whaaa, l’Uberisation a de beaux jours devant elle avec toi.
Essai 35
Cette porte est ma némésis. Je connais chacun des ornements floraux de son fer forgé. J’ai appris le grincement qu’elle fait lorsqu’on l’ouvre et la partition du digicode que l’on compose. Je sais tout d’elle, sauf l’effet que cela fait lorsqu’on la dépasse.
— Qu’est-ce que tu regardes à travers ta lunette ?
Un écouteur dans l’oreille droite, l’oreille gauche écrasée contre l’épaule de mon voisin, j’écoute la playlist élaborée par ses soins. Elle est supposée m'apaiser. Et Dieu merci, il n’y a pas mis Barry White.
— La bouche de métro à l’heure de pointe.
— Pourquoi ?
— J’apprends. Je sais pas. Je me dis qu’à force d’observer ces gens, un jour je serai capable d’être comme eux.
— Ce serait dommage…
Il a bougé légèrement, aussi je redresse la tête et croise le regard qu’il pose sur moi. Je ne sais pas l’interpréter, alors je l’interroge du mien.
— Ils sont gris, Rita. Toi, t’es la couleur…
Ah bah merde, j’ai parlé trop vite, y avait bien du Barry White.
12 commentaires
Gottesmann Pascal
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Il y a 3 mois
MarionH
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Il y a 3 mois
Alyssa Well
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Il y a 3 mois