Fyctia
track 10 - Torn
04:06
Je tente un énième appel et tombe sur un répondeur que j’insulte en plusieurs langues. Je retiens mes larmes de rage où se mêlent la fatigue et l’abattement. J’hésite à lui envoyer les flics, mais ça risquerait de se retourner contre moi. En désespoir de cause, j’attrape mon oreiller, ma couette, et me traîne jusqu’au salon. Je me recroqueville dans mon vieux canapé en maudissant ce connard sur dix-huit générations.
04:24
Personne ne peut dormir comme ça ! J’ai les épaules qui hurlent et les cervicales qui grincent. J’vais défoncer cet enfant de furoncle ! Je ne vais pas me contenter d’une bosse sur le pif, je vais lui réduire les bijoux en miettes. Je crois que j’ai les yeux mi-clos lorsque je m'extraie du fauteuil et me drape dans ma couette façon toge. Je suis au radar, les jambes uniquement animées par la rage lorsque je fais valser ma porte sur ses gonds. Je suis une valkyrie lorsque j’attaque la sienne de mes pieds et mes poings. Je ne sais pas ce que je hurle, mais ça doit avoir du sens en Klingon.
04:36 (ou quelque chose comme ça, j’imagine, j’ai pas de montre.)
La porte s’entrouvre sur un œil fatigué, mais toujours moins que le mien. Un œil qui s’écarquille en me découvrant.
— Rita ? il s’étonne.
— Idris ? s’époumone une voix féminine étouffée.
— Pupute ? je beugle à mon tour histoire de ne pas être en reste.
Il entrouvre un peu plus la porte, et j’ai tout le loisir de promener un regard noir sur ce torse qui s’impose et s’expose. Bon, ça se devinait un peu au travers des vêtements quand même, mais de l’avoir en visuel me fait le même effet qu’une glace gobée trop rapidement. J’ai le cerveau gelé. Dieu merci, il a pris le temps d’enfiler un boxer.
— Rita ? il répète encore en étendant un bras dans ma direction. T’es là ?
— Non, non, j'suis l'hologramme de Mélenchon, j’explose devant la connerie de sa question.
— T’es sur le palier ?
Je suis à deux doigts de lui balancer ma couette à la tronche avant de jeter son corps dans la cage d’escalier, en espérant que les cinq étages ne le tueront pas sur le coup mais m’offriront le loisir de profiter de ses cris de douleur, lorsque le mot “palier” se retrouve pris en écho façon yodel par mes neurones. Dans un magnifique slow motion, je pivote sur mes talons afin de constater ce que mes démons savent déjà. Ma porte ouverte sur l’intérieur lumineux de mon appartement n’est qu’à deux mètres, mais elle s’éloigne déjà. J’ai passé le seuil, je devrais m’en réjouir, au lieu de quoi mes poumons se contractent, ma gorge se serre, et mes jambes se dérobent.
La chute, pathétique, semble inévitable. Je ne résiste à la gravité que grâce à ce bras qui avait déjà pris position pour interrompre le destin. Poupée de chiffon, je suis trop concentrée sur ma respiration, ou son absence, pour protester contre cette prise en charge dont je fais l’objet. Idris me parle. Je crois. Je l’entends de très loin, derrière mon rythme cardiaque affolé. A moins qu’il ne s’entretienne avec Pupute ? La pauvre… Quoi que bon, elle doit avoir son compte. Et pourquoi je pense à elle ? On s’en fout. Inspire. Expire.
Mon seuil en fuite abandonne la cavale. En trois enjambées, Idris le traverse et ma quasi-apnée cesse. Je me laisse ballotter. J’ai plus de jus. J’étais déjà éreintée, je suis désormais presque comateuse. Je me raccroche à un cou. Je pourrais prétendre qu’il sent bon et que mon cœur chavire, mais non, il pue le parfum de luxe. Celui de Pupute.
— Et ta meuf ? je me surprends à l’interroger.
Pourquoi je focalise là-dessus ? Je devrais me concentrer sur ma respiration et ma tachycardie, au lieu de quoi je n’ai que Pupute en tête.
— Plan cul, me corrige-t-il en prenant la direction de ma chambre. Et j’savais plus comment m’en dépêtrer, même Barry White ne l’a pas fait fuir. Du coup… Merci ?
Je rebondis trois fois en atterrissant sur mon lit et termine en position fœtale. Bien ensevelie dans mon très ordinaire et familier, je devrais me sentir mieux. Il n’en est rien. Ma réussite est un échec et me laisse, sur la langue, le goût de la défaite. Idris va repartir vers sa vie normale, et il y ajoutera les relents de ma solitude. Le matelas bouge légèrement, et en ouvrant un œil je constate mon erreur. Il ne part pas. Pire, il reste à mon chevet.
— Tu fais quoi ?
Ma voix n’est qu’un filet à peine audible. Je suis épuisée.
— Je reste un peu avec toi, il répond en posant une paume contre mon front.
— Pourquoi ?
— Pourquoi pas ?
Mille et une raisons s’impriment contre mon lobe frontal, mais aucune ne franchit la barrière de mes lèvres. Je n’ai ni la force ni l’envie de repousser la seule présence de chair et d’os de ma vie. Les autres ne sont que visages sur des écrans. Lui, je peux le toucher. Si je le voulais. Est-ce que je le veux ? Je suis si fatiguée.
— D’accord, je baille. Mais va prendre une douche, tu pues la meuf.
Je crois que je l’entends rire juste avant de clore définitivement mes paupières.
7 commentaires
Mary Lev
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Il y a 4 mois
Le Mas de Gaïa
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Il y a 4 mois
MarionH
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Il y a 4 mois
Gottesmann Pascal
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Il y a 4 mois
maddyyds
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Il y a 4 mois