Fyctia
track 10 - Torn
Rita
23h36
Les paupières lourdes, les yeux rouges, je continue malgré tout de fixer l’écran trop lumineux. Il est trop tôt pour me résoudre à me coucher. Et puis c’est le seul moment où j’arrive à croiser Zoe malgré nos fuseaux horaires dissonants. Elle vit à six mille kilomètres et six heures de décalage. En dehors de Mika, elle est la seule à qui je confie tout, du moins tout ce que j’accepte de confier. On s’est rencontré sur un serveur Discord pour agoraphobes. On trouve de tout sur la toile, et on nous trouve nous aussi. Rien d’étonnant à ça, internet est notre terrain de jeu, notre aire de possibilité.
Zoe est coincée depuis deux ans dans son appartement de Toronto. Un connard, un soir, l’a condamnée à l’enfermement, tandis que lui poursuit sa vie en liberté et totale impunité.
— Et ton voisin ? m’interroge-t-elle de son accent auquel je ne me ferais jamais totalement.
— Pas de nouvelle.
Depuis le babysitting improvisé, Idris s’est fait discret. Plus de visite impromptue, plus de lubie culinaire, seulement des portes qui claquent et des ombres dans le couloir. Ça frustre ma mère qui m’accuse d’être la cause de l’arrêt brutal de son petit plaisir matinal. Ça intrigue Mika pour une raison que j’ignore. Et oui, ça m’agace également, sans que je ne sache pourquoi.
— Ça t'manque ?
— Non… Enfin peut-être, j’sais pas.
Mes paumes frottent mon visage aux traits fatigués tandis que mon dos appuie contre le dossier de ma chaise qui s’incline légèrement. J’ai pas réfléchi à la question, je ne fais qu’en subir les effets. Et ça aussi ça m’agace.
— T’as l’air éteinte, me lance Zoe avec compassion.
— Merci bien, Miss Canada, tu veux qu’on évoque ta coupe de cheveux ?
— Non, ça ira, répond-elle dans un sourire gêné, le bout de ses doigts s’évertuant à lisser en vain une frange définitivement trop courte.
Ce sont les risques et dommages collatéraux d’un huis clos qui nous poussent à tenter des expériences solo. Bon, bah Zoe n’ira clairement pas tenter une reconversion en CAP coiffure.
— J’veux juste dire que, ces derniers temps, j’te trouvais plus… comment dire ?
— Sur les nerfs ? Ereintée ? Acculée ? je propose.
— Vivante.
Elle n’est pas la première à me le dire, mais elle est la seule à en faire état aussi franchement. Et je ne peux pas la contredire alors que mes paumes légèrement noircies me rappellent que, ce matin encore, je me suis maquillée. Que je fasse l’effort de m’habiller et n’arpente plus l’appartement en simple culotte est une chose facilement explicable par le fait de vouloir être décente lorsque le voisin déboule par surprise. Mais la touche de mascara consciencieusement appliquée après ma douche ? J’ai même racheté du rouge à lèvre, bon sang ! Black Friday, deux pour le prix d’un, une affaire, d’accord, mais les occasions de sorties ne sont pas légion, dans mon cas.
— Tu devrais l’appeler, propose Zoe face à mon silence introspectif.
— Pour lui dire quoi ? Coucou Idris, ça te dirait pas de passer piller mon frigo et me taper sur les nerfs ?
— Ou sinon, juste lui proposer de venir récupérer ses affaires.
D’un mouvement de menton qui fait sursauter sa frange atrophiée, Zoe désigne la sacoche qui végète dans mon entrée depuis plus d’une semaine. Les pieds sur l’assise, je fais tourner mon siège pour mieux observer ma prise de guerre.
— Y a quoi à l’intérieur ? questionne mon amie.
— Aucune idée, j’ai pas osé l’ouvrir.
— J’aurais pas tenu.
— Me fais violence.
— J’imagine, oui. On est quand même passé du mec qui s’invite n’importe quand, au mec qui préfère t’abandonner ses affaires pro plutôt que d’avoir à venir te voir. J’sais pas trop quoi en penser.
— Que c’est un avocat merdique ? je tente.
— Oui, aussi, oui.
Des voix dans le couloir interrompent notre observation. Les murs sont définitivement trop fins. Un coup d'œil à Zoe me permet d’obtenir son aval pour assouvir ma curiosité. Et la sienne. Sur la pointe des pieds, j’approche du judas. J’ai peur qu’il m’entende, je crains qu’il découvre ma tendance malsaine à l’espionnage. Mais, je ne suis pas assez rapide, merde, et n’attrape qu’une ombre avalée par les ténèbres de l’appartement d’en face. Une ombre trop fluette pour être mon voisin. Une femme.
— Il a de la visite.
Ma voix n’est qu’un grincement atone.
— A bientôt minuit ? s’interroge Zoe après un rapide calcul mental.
— L’une de ses sœurs, peut-être.
— A bientôt minuit ? répète celle qui n’y croit pas du tout.
Et je n’y crois pas non plus. Je devrais m’en foutre mais quelque chose en moi se révolte. Quelque chose de parfaitement illégitime que je piétine jusqu’à le forcer à réintégrer le fond de mes tripes.
— Je vais aller me coucher, il est tard, j’annonce en forçant un sourire.
— T’es sûre que ça va ?
J’ai déjà le bout du doigt sur la touche “echap”, pourtant le regard inquiet que Zoe coule sur moi me retient quelques secondes supplémentaires.
— Nickel.
J’élève un pouce et clique la touche.
03:45
Les diodes rouges clignotent l’heure indécente. Plus que trois fois soixante minutes avant le réveil, et je n’en finis pas de tourner dans mes draps. J’ai pas mal de problèmes, mais l’insomnie n’en fait pas partie. Si je ne dors pas, c’est à cause d’Idris. Nous n’avons qu’un seul mur mitoyen, et il a fallu que ce soit celui de la chambre. Une cloison si fine que j’entends sa musique de lover comme s’il était lui-même en train de me jouer du pipeau en tailleur sur mon matelas. Des plombes que ça dure, et il a des goûts discutables.
Je suis éreintée. Physiquement, psychologiquement. Chacune de mes tentatives d’évasion me coûte. Elles m’impactent. L’angoisse agit sur mes nerfs et mes muscles jusqu’à me priver de toute énergie. Je ressors de chaque essai aussi lessivée qu’une fumeuse après un marathon. L’agacement et la frustration ne font que renchérir sur mon surmenage. J’ai besoin de dormir. Je dois dormir si je veux pouvoir affronter un nouvel essai.
J’ai tout tenté, les textos, les coups de fil et ceux dans le mur. Idris est aux abonnés absents. Quoi qu’il s’obstine à faire de l’autre côté de la cloison, il le fait en m’ignorant totalement. Ça m'agace. Parce que je ne sais que trop bien ce qu’il fait. Ou refait. Ou re-refait. Des heures que ça dure. C’est pas humain. Et j’ai les images en tête. Trop d’images.
13 commentaires
Cara Loventi
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Il y a 4 mois
IvyC
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Il y a 4 mois
Gottesmann Pascal
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Il y a 4 mois
MarionH
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Il y a 4 mois