Fyctia
track 08 - Everybody
J’ai conscience d’abuser là encore. Je déboule en pleine séance et tente une reconversion de la psychologue en babysitter. Et ça marche ! Mika ne s’offense pas le moins du monde, allant jusqu’à faire signe aux filles d’approcher, tandis que Rita reprend vie pour s’isoler en cuisine, où je la suis.
— Je ne vais pas te déranger longtemps, j’ai seulement besoin d’une distraction pour les enfants, le temps de passer un coup de fil, je lui explique à voix basse.
— C’est quoi l’histoire ? me demande-t-elle sans quitter des yeux les deux fillettes en grande conversation devant le clavier.
— T’as trois heures devant toi ? je ricane nerveusement.
Sans un mot, elle étire un bras, s’empare d’un tabouret de bar qu’elle écarte du comptoir pour mieux y grimper. D’accord, elle s’installe. Message reçu. J’en laisse échapper un soupir après un bref coup d'œil à ma montre. Dans un autre contexte, je serais très enclin à lui conter l’intégralité de mon existence, du jour sacré de ma venue au monde jusqu’à mon pipi de ce matin, mais…
— J’ai une audience dans moins de deux heures, et c’est bien le souci. Donc en résumé, ma sœur m’a déposé ses filles en pensant que je pourrais les garder ce matin, sauf que non. Donc il me faut appeler mon autre sœur pour savoir si elle peut le faire à ma place.
— Et si elle peut pas ?
— Merci pour la positivité, Rayon d’Soleil, je rumine en extrayant mon portable de ma poche arrière.
— Réalisme, me rectifie-t-elle.
Et la tonalité qui résonne contre mon oreille sans discontinuer, lui donne raison. Néanmoins, à ma quatrième tentative, ma sœur fini par décrocher.
— Quelqu’un est mort ? me demande-t-elle sans autre forme de procès.
— Non, mais…
Je n’ai pas le temps de plus avant que la fin d’appel me soit signalé. Rita m’observe avec un sourire entendu. Non, hors de question que je lui laisse le point sur cette manche. Aussi, je m’acharne, et enchaîne les appels sans réponse. Ce harcèlement s’avère payant au bout du douzième.
— Qu’est-ce que tu me veux, Didi ? Au risque de te surprendre, j’ai pas le temps.
— Bonjour à toi aussi, Kaka, je vais bien, merci de poser la question.
— Idris, grogne-t-elle et je ne sais si c’est à cause du surnom ou du reproche.
— Sam s’est barrée en me laissant les filles. Dis-moi que t’es dispo, parce que moi j’le suis pas.
— J’suis d’astreinte au Planning, j’peux pas. Appelle maman ou Issam.
— Issam ? Pour retrouver les filles en mode survie dans la forêt de Rambouillet ?
— Maman, alors ?
— J’ai pas le temps de les lui déposer. Tu peux pas les prendre avec toi au Planning ?
— J’en suis à ma troisième victime bien amochée, j’peux pas. Amène-les en audience avec toi, non ?
— Impossible, j’suis pas vraiment sur du délit d’initiés, là.
— J’sais pas quoi te dire Didi, à part que t’es dans la m…
— Moi, j’peux, nous interrompt Rita.
Affichant un air très sérieux malgré ses jambes battant l’air depuis toute la hauteur du tabouret de bar, cette dernière soutient mon regard pour le moins surpris.
— Pardon ? j’ânonne bêtement.
— Moi, je suis dispo, je peux garder les filles, répète-t-elle très calmement.
— C’est qui ? cherche à savoir ma sœur.
— Hors de question que je te demande ça, non.
— Tu ne me demandes rien, c’est moi qui propose.
— Mais bon sang, c’est quiiiiii ? s’impatiente Kamelia qui, brusquement, semble avoir tout le temps du monde pour cet appel.
— Ça me gêne, Rita.
— Tant mieux, j’aurais au moins réussi ça !
Déterminée, elle me fixe de ce regard si intense qu’un truc s’anime en moi. Je ne saurais dire exactement quoi, ni où, mais ça cavale comme un parasite colonisant mon organisme.
— Rita donc. Ok, l’enquête commence ! poursuit ma sœur que je n’entends ni n’écoute plus du tout.
Sa voix me parvient depuis le bout de bras qui pend dans le vide. Kamelia n’existe plus vraiment, là. D’ailleurs, je lui raccroche au nez, je crois. A moins que ce ne soit elle, de son côté, quoi qu’il en soit, la communication est coupée et l’écran redevient noir.
— Pourquoi tu ferais ça ? j’interroge Rita sans comprendre.
— Pourquoi je ne le ferais pas ?
Il y a tellement de réponses à cette question. Elle a mille et une raisons de ne pas vouloir s’encombrer de mes galères, plus encore lorsqu’elles sont belles comme mes nièces mais s’accompagnent de responsabilités au-delà du raisonnable.
— Enfin, si tu me fais suffisamment confiance pour ça, reprend-elle après un regard en direction des fillettes très concentrées sur l’écran.
— En même temps, c’est pas comme si tu pouvais disparaître avec…
Je ricane bêtement. Pas Rita. Rita me contemple avec un seul sourcil dressé et un air de défi.
— Les filles ! Vous allez rester avec Rita le temps que je fasse l’aller-retour au tribunal, d’accord ? je jette précipitamment dans un sourire crispé.
Inutile de prendre le risque de voir Rita changer d’avis. C’est un luxe que je n’ai pas. A hauteur d’enfants, je claque un baiser sur le sommet de leur tête ainsi les quelques recommandations usuelles, avant d’attraper le portable de Rita abandonné à côté du clavier et le lui planter devant le nez afin d’activer la reconnaissance faciale. J’y compose mon propre numéro avant de m’appeler, et ne raccroche qu’après avoir entendu ma poche arrière sonner. Je n’avais pas encore trouver d’excuse pour me procurer son numéro. C’est chose faite.
— Si t’as le moindre problème, la moindre question, tu m’appelles ! j’exige en reculant jusqu’à la porte. Je fais au plus vite, promis. J’y vais, je demande un ajournement de séance, et je reviens…
Un dernier coup d'œil en direction de l’écran où une psychologue surdiplômée vient de se lancer dans un spectacle de marionnettes avec des plantes en pots, et un élan de gratitude me saute à la gorge.
Lorsque je referme la porte derrière moi, la gratitude se teinte d’une bonne louche de culpabilité, tout de même. Je n’ai rien fait pour mériter Rita. Bien au contraire.
15 commentaires
Gottesmann Pascal
-
Il y a 4 mois
Marion_B
-
Il y a 4 mois
IvyC
-
Il y a 4 mois
M.G. Margerie
-
Il y a 4 mois