Fyctia

— Pas de la manière dont tu penses, Mika, je rétorque malgré tout. Il est d’agréable compagnie, c’est tout.

— Ah bah c’est déjà une très nette amélioration depuis l’”odieux connard trop sûr de lui”.

Elle va même jusqu’à plagier mon intonation de voix, la fourbe. J’imagine très bien son sourire amusé comme une énième provocation. Mais je n’ai d’yeux que pour l’Acte III scène deux qui se déroule sous mon nez, juste de l’autre côté de cette porte en bois. C’est au tour d’Idris de parler, visiblement, mais je n’entends toujours rien. Il agite les bras avec l’air impuissant, je ne sais ce qu’il plaide, mais il demeure calme face à la fureur de la brune bien plus démonstrative. Il passe et repasse ses paumes contre ses traits fatigués, et je me surprends à m’émouvoir un peu, lorsque… Quel est ce plot twist de malade ?

— Y a des gosses ! Mika, y a des gosses ! j’expectore avec stupeur.

— Quoi ?!

Elle est aussi surprise que moi. Une petite main sur le chambranle et bientôt un minuscule visage s’échappe de l’ombre de l’appartement. L’enfant doit avoir six ou sept ans, et des boucles plein la tête. Accroché à son flanc, un autre mini humain encore plus jeune observe la dispute avec inquiétude.

— Deux… au moins deux. Putain !

La colère est une vague qui prend naissance dans mes tripes et menace de se transformer en tsunami avant d’atteindre les rives de mon esprit.

— N’extrapole pas, Rita, me prévient Mika qui a retrouvé son ton calme de psy.

— Y a deux enfants, Mika, j’extrapole que dalle, y a deux enfants dans son putain d’appartement alors que le mec est tout le temps fourré chez moi avec ses yeux, là, et sa bouche de… Aaaaah !

— Oui, non, en effet, on part pas du tout sur une projection de ta propre histoire personnelle quant à une situation que tu découvres à peine.

Je délaisse le judas après que la brune ait disparu à l’angle du couloir, Idris sur ses pas, et me retourne vers cet écran qui me contemple et me juge.

— Comment tu peux dire ça ? Tu trouves pas ça incroyablement déplacé son comportement alors qu’il a femme et enfants juste de l’autre côté du mur ?

Mon cerveau, très efficace lorsqu’il s’agit de torture, me repasse les séquences de ces dernières semaines, de ces mois durant lesquels il plaisantait et me provoquait sous mon propre toit tandis que…

— Qu’est-ce qui te dit que ce sont ses enfants ? tente ma psy pour interrompre mes cent pas furieux.

— Mais enfin, ils sont chez lui, dans son appartement, et en plus ils lui ressemblent.

— C'est-à-dire ? Ils sont bruns ? Parce que dans ce cas, ils ressemblent à plus des deux tiers de la population mondiale, tu sais ? Dont toi.

Qu’elle peut être agaçante avec sa raison et son objectivité. J’veux pas des discours sages, là, je veux des armes, des torches, des bûchers. Je veux une guerre !

— La grande a ses yeux.

Et qu’elle ne me dise pas qu’il ne s’agit pas d’un argument recevable, parce que dans le cas des yeux d’Idris, y a pas de population mondiale qui tienne. Il est le seul. L’unique. Enfin, il l’était.

— Ok, mettons que ce soit ses gosses, admet-elle. Qu’est-ce qui te met autant en colère ? Le fait qu’il ne t’en ait jamais parlé, ou bien le fait qu’il ne soit finalement pas célibataire ?

— Genre, c’est moi le problème en fait ?

— Ca s’trouve, le premier jour il venait te les présenter, et voyant que ta technique d'accueil c’était un coup de poing dans le nez, il a préféré les préserver ?

— Mika, j’implore de mon timbre le plus plaintif.

En moi, le tsunami s’est déjà formé, et les digues implantées par ma psy ne retardent qu’à peine la catastrophe écologique. Même si ses arguments font mouche et diminuent la hauteur de la vague, j’ai besoin d’exploser.

— Qui fait ça, Mika ? Qui passe des heures chez sa voisine de jour comme de nuit sans jamais évoquer ses gamins ? Un père, un vrai père, c’est fier, c’est en admiration, c’est exténué aussi, mais pour les bonnes raisons, ça passe pas sous silence l’une des plus belles choses qui lui soit arrivé dans sa vie, putain.

Mika ne dit plus rien. Moi non plus.

Je me suis immobilisée au milieu du salon mes bras enserrant ma poitrine comme pour mieux empêcher mon cœur de bondir et s’en extraire. Ma psy a raison, je ne parle plus d’Idris. Ai-je jamais parlé d’Idris ? Dans un reniflement bruyant, je retiens les larmes qui menacent. Finalement, le tsunami a choisi cette voie de sortie, et j’ai horreur de ça. Mika s’échappe de son inertie, s’approche de la caméra, et je perçois les mots se former avant même qu’ils ne soient prononcés. “Tu veux qu’on en parle ?” c’est ce qu’elle va dire. C’est ce qu’elle aurait dit si des coups à ma porte ne nous avaient pas interrompue dans un sursaut commun.

Dans le regard de Mika, la même interrogation que dans le mien. Je crois connaître la réponse. Du moins, si ce n’est pas lui, je serais déçue. En même temps, qui d’autre qu’Idris pour frapper à ma porte en plein milieu de la matinée ?

Par habitude, je jette tout de même un œil au judas où sa mine basse et déformée s’impose. Je n’hésite qu’un quart de seconde avant d’ouvrir, partagée entre curiosité et terreur. Terreur de constater que mes délires sans fondements sont fondés et voir voler en éclat les quelques touches de lumière qu’il aura, jusqu’alors, apporté à mon quotidien.

C’est lui que je vois en premier, comme toujours, avant que mes yeux ne se déportent et suivent le tracer de ses bras, puis ses grandes mains posés sur les épaules respectives de deux enfants.

Merde.

— Je sais que j’abuse, mais… commence-t-il.

Merde de merde !