Ophélie Jaëger Close(d) to me track 03 - Lemon Tree

track 03 - Lemon Tree

Rita

La nuit est tombée depuis longtemps lorsque j’éteins mes écrans. L’un après l’autre, ils privent la pièce de son halo bleuté si froid. D’un geste las, je frotte mes paupières, papier de verre contre mes globes oculaires fatigués. Il est plus de vingt-et-une heure, comme d’habitude j’ai trop tardé, et Harry me le fait savoir depuis l’évier où il tapait sa meilleure sieste jusqu’à présent.


Sur la table basse, mon portable vibre d’une nouvelle notification. Elle ne m’est pas destinée mais, comme d’habitude, je la consulterais la mort d’en l’âme. J’aurais dû quitter cette conversation depuis longtemps. Pourtant j’y ère tel un fantôme du passé en imaginant qu’un “vu” est moins dérangeant qu’un “Rita a quitté le groupe”. Et moins définitif aussi. Parce que j’espère toujours le jour où je pourrais répondre par un “j’arrive”.


Ce soir, ils se retrouvent dans un bar à Bastille pour fêter l’anniversaire de Clémentine. Demain, j’aurais le droit aux photos partagées sur le groupe. Parfois, je me plais à imaginer que ces clichés me sont destinés, qu’on m’assimile encore comme membre à part entière de cette bande, mais je me doute qu’il n’en est rien. On m’a oublié. Je ne suis plus qu’un nom dans la longue liste des participants. Un nom qui ne participe plus depuis quatre ans.


Au début, on me relançait, j’avais des textos, des appels, des “c’est dommage quand même”. J’inventais des excuses de plus en plus improbables à mesure que le temps s’égrenait. Des crèves, des problèmes de transports, des dossiers urgents au boulot. J’ai été cinquante-sept fois positive au covid, et j’ai enterré trente-six fois ma grand-mère décédée bien avant ma naissance. Moi aussi, à leur place, je me serais oublié.


Je clique tout de même sur le lien vers la cagnotte en ligne. Clémentine rêve d’un road trip en Californie depuis toujours. Les quarante euros que je cède et qui ne lui permettront même pas de financer son trajet jusqu’à Orly, sont un pansement sur ma culpabilité. Celle de n’être jamais là, même de loin, pour aucun des évènements majeurs de la vie de ces amis qui étaient tout pour moi, jusqu’à ce que les murs se referment sur mon existence.


La Californie, moi aussi j’en rêvais, fut un temps. San Francisco plus exactement. Désormais, je n’aspire plus qu’à parvenir à traverser la rue, ou au moins mon seuil de porte. Et puis il y a l’Espagne.


J’ai vingt-huit ans, la résidence de ma mère ne devrait pas impacter la mienne, mais puisqu’elle et ma sœur sont mes deux seuls contacts humains véritables… Et je sais qu’Alba la suivra. La côte ibérique, c’est devenu son rêve un peu aussi. L’agence immobilière dans laquelle elle travaille envisage la création d’une antenne relais sur place pour riches français retraités en mal de pouvoir d’achat confortable. Cet exil, c’est la promesse d’une vie meilleure pour elles deux. Comment pourrais-je leur reprocher de ne pas se sacrifier pour la prisonnière autodidacte que je suis ?


D’une main, je remplis la gamelle du chat, et de l’autre la mienne. Les contenus se ressemblent à s’y méprendre. Ses croquettes contre mes céréales jetés à même le bol et sans lait.


— Encore un repas très équilibré, Rita.


Je me parle à moi-même, ça comble le vide de mon existence. Parfois, je tente une conversation avec Harry, mais ça reste un chat, donc un être narcissique et égoïste par définition.


Comme d’habitude, j’allume la télé pour le fond sonore, puis m’installe à ma longue-vue. Il est trop tard pour la bouche de métro, aussi je reporte mon attention sur le bar un peu plus loin, et sa terrasse grouillante de vie. J’observe mes contemporains dans ce qu’ils ont de plus commun et qui est tout un luxe à mes yeux : leur aptitude à sociabiliser. Je les vois rire, boire, et même chanter. J’aime tout particulièrement les premiers rendez-vous, les femmes apprêtées aux sourires à peine esquissés, et les hommes en démonstration, coudes sur la table et manspreading exagéré.


J’en repère un, justement. Blouson de cuir particulièrement usé, pantalon de costume des années 30 ceinturé bien au-dessus du nombril et tee-shirt blanc trop petit. Tout en lui crie seconde main, y compris lui-même. Dans ma tête, il s’appelle Ulysse. Un prénom atypique et à forte portée symbolique pour cet enfant unique à qui sa mère aura répété toute sa vie qu’il était le Messie. Il parle avec les mains, le buste avancé et conquérant. La pauvre Clotilde n’a pas l’occasion d’en placer une. Je ne vois que son dos et ses jambes nues dans sa petite robe fleurie. C’est le dos d’une Clotilde.


— Mais en vrai, j’ai pas l’time pour les rencontres, t’sais ? C’est un pote qui m’a inscrit pour la déconne sur l’appli, et ton profil a attisé ma curiosité, mais entre mes études, la salle et mon compte Insta à 3K, j’suis en mode solo d’puis au moins deux semaines, et j’ai pas tiré un coup d’puis… oula, hier soir ! Autant dire une éternité, Cloclo. J’peux t’appeler Cloclo ?


Je marque une pause dans mon imitation quasi parfaite de cet Ulysse fantasmé, juste le temps d’une cuillère de Smacks insipides, lorsque des coups à la porte interrompent mon one-woman-show. Un coup d'œil à l’horloge murale m’informe qu’il ne s’agit pas de ma mère qui doit être en train de voter “deux” pour sauver un quelconque candidat de l’émission de télé-réalité du moment. Alba peut-être ?


Parfois, elle débarque armée d’un pack de bières bon marché, et l’espace d’une soirée m’offre l’illusion d’une vie presque normale. C’est donc l’humeur plus légère et un sourire aux lèvres, que je délaisse Ulysse et Cloclo pour m’empresser d’aller ouvrir la porte sur cette sociabilité impromptue.


— Je ne t’espérais plus, je lance avec enthousiasme.


Et je ravale immédiatement mon sourire en même temps que ma salive.

— Chouette, me rétorque mon voisin l’épaule en appui contre le chambranle.


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28 commentaires

Marion_B

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Il y a 4 mois

4 ans c'est long. Toute seule dans l'appartement. Qielle solitude. Ça fait peur quand meme

MarionH

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Il y a 4 mois

C est qd même un phénomène ce petit bout de femme

Gottesmann Pascal

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Il y a 4 mois

Le quotidien de Rita fait tellement de peine mais son sens de l'ironie, qui est resté intacte, fait sourire. Ce qui nous laisse dans un drôle d'état après ce chapitre. On ne sait pas s'il faut s'amuser ou plaindre ton héroïne. En tout cas la surprise de fin n'est pas bonne.
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