Fyctia
track 02 - Smooth
Rita
Il y a du sang partout. Malgré les mains en étau contre ce nez supplicié, les filets s’échappent d’entre les doigts en même temps que les gémissements plaintifs de son propriétaire.
— Faut appeler les pompiers, chouine-t-il de cette voix étouffée par ses paumes.
S’il continue à geindre, c’est la brigade criminelle qu’il faudra prévenir. Les mains dans ma boîte à pharmacie, j’exhume le nécessaire au sauvetage et la réhabilitation de ces naseaux inconnus et qui, pourtant, s'établissent à présent dans mon salon. Chaque seconde écoulée est une goutte carmin de plus contre mon parquet.
— Tête en arrière, j’ordonne en revenant armée de coton.
— C’est demandé si gentiment, râle-t-il en obtempérant malgré tout.
D’une main, j’active la manette de mon fauteuil de bureau, et l’homme part en arrière dans un petit cri de surprise tout sauf viril.
— Y a un contrat sur ma tête que j’ignore ? grogne l’individu entre ses doigts.
— Ouep, je confirme en écartant difficilement l’une de ses mains. Le commanditaire aspire à un peu de calme et de silence.
Du pouce et de l’index, je m’assure que le nez est en un seul morceau malgré la puissance du coup. La faute à la surprise et au krav maga. J’ai agi par réflexe et kické le voisin.
En même temps, comment aurais-je pu savoir que j’en avais un nouveau ?
Depuis le départ de Betterave, j’ai toujours vécu seule à cet étage. J’sais pas pourquoi. Le turn-over des locataires dans l’appartement d’en face fut une valse épileptique jusqu’à ce que plus personne n’en veuille. Peut-être qu’il est maudit ou hanté ? Ou peut-être que c’est à cause de la folle qui réside au même étage ? AKA moi-même. Faut dire que ça doit pas être hyper vendeur en agence immobilière quand le voisinage se restreint à une meuf coincée chez elle depuis 2020.
J’ai commencé comme tout le monde avec un confinement. Sauf que lorsque les autres sont ressortis masqués, moi je suis restée coincée. J’ai essayé, hein, mais non, rien à faire, impossible de passer ce foutu seuil. Y a comme un blocage dans mon cerveau, un truc qui me tétanise en mode floor is lava. Dehors j’vais crever, chez moi je suis en sécurité.
Alors, forcément, quand la tronche d’Idris s’est imposée à trente centimètres de la mienne sur ce seuil du démon, j’ai paniqué et j’ai frappé.
Parce que c’est ainsi qu’il s’appelle. Idris. Il a eu le temps de se présenter dans un sourire étincelant de sang, entre deux insultes à destination de la Terre entière.
— Je verbalise mes angoisses, explique-t-il à défaut de parvenir à se taire un peu.
— Et c’est très sain, assure Mika depuis écran interposé.
Je l’avais presque oubliée. Idris, lui, ignorait tellement cette présence qu’un nouveau cri d’une virilité toute relative s’échappe de ses lèvres.
— C’est quoi, ça, encore ?
D’un index, il désigne ladite Mika qui, menton appuyé contre sa paume, semble profiter du spectacle armée d’un sourire florentin.
— Ma psy, je réponds d’une voix atone en lui enfonçant un coton dans une narine.
— C’est bien que tu sois suivi pour tes accès de violence.
Son ton est si précautionneux que je me retiens de lui fracturer définitivement le pif. Au lieu de quoi, j’orne sa deuxième narine d’un autre coton tout à fait seyant. D’un œil expert, j’admire le résultat, et constate à regret que mon opération n’égratigne qu’à peine sa superbe. Même avec un nez tuméfié et un sourire bancal, cet homme au milieu de mon appartement semble déplacé. Il lui manque plusieurs nuances de dépression pour s’accorder dans le décor de ma morosité.
D’autorité, je lui refourgue un grand verre d’eau et quelques cachets d'Ibuprofène. L’avantage de se blesser chez une agoraphobe, c’est que ma trousse à pharmacie s’apparente au complet kit du survivaliste niveau expert. En fouillant bien, je devrais même être en capacité de lui faire son rappel contre le Tétanos.
— Contre la douleur, j’affirme en le voyant hésiter face aux cachets dans sa paume.
— Sinon, il y a toujours l’option bisou magique, rétorque Mika depuis son cabinet à l’autre bout de Paris.
— Ça n'aide pas, je grogne.
— Tu serais étonnée des résultats cliniques concernant l’effet placebo sur…
D’un index impérieux, je claque sur la touche “echap” et l’écran revient à mon bureau et son amas de dossiers jaunes sans ordre ni logique. Le bordel, c’est partout, c’est tout le temps, pas seulement dans ma tête. L’attention de l’intrus passe de mon écran d’ordinateur à mon regard qui le scrute sans l’ombre d’un début de politesse.
— J’suis comment ? cherche-t-il à savoir dans un sourire.
Le sourire de celui qui détient déjà la réponse à sa question. De celui qui a peut-être douté de beaucoup de choses dans sa vie, mais pas de ça. Des traits ciselés, des lèvres pleines et joueuses, mais surtout des yeux en amande dont la félinité se trouve renforcée par cette couleur miel qu’on attend pas là. Pas chez ce brun au teint mate. Il sait déjà tout de l’effet qu’il peut produire, et n’être qu’une confirmation de plus m'ennuierait.
Lèvres pincées, je penche la tête sur le côté, prompte à parachever mon examen visuel et lui fournir la réponse la plus sérieuse possible. J’hésite un instant, entrouvre mes lèvres sans qu’aucun son ne s’en exfiltre, si ce n’est un souffle.
— La dent en moins gâche un peu le tableau, mais sinon ça va…
D’un bond, l’homme quitte l’assise de la chaise de bureau pour se projeter en direction de la cheminée au-dessus de laquelle, le reflet du large miroir lui renvoie son sourire étincelant sans défaut.
— Très drôle, vraiment, marmotte-t-il en profitant du miroir pour examiner son nez. Je pourrais t’attaquer pour coups et blessures.
— Et moi pour violation de domicile.
— Tu m’as fait entrer, proteste-t-il en se tournant à moitié vers moi avant de désigner les deux cotons dans son nez. Alors que ça…
— Légitime défense, je plaide à mon tour en croisant les bras.
— Je n’ai fait que frapper !
— Moi aussi…
S’il m’observe un instant sans mot dire, ce n’est pas pour réfléchir à sa prochaine réplique. C’est pour retenir un rire. Un éclat qui s’échappe malgré tout. Un rire qui emplit la pièce et la teinte d’une ambiance nouvelle. Même Harry semble aussi surprit que moi et lâche un feulement en direction du son nouveau.
Mais Idris a déjà tourné les talons. J’imaginais devoir redoubler d’inventivité pour le chasser de chez moi, mais contre toute attente, il s’en exfiltre de lui-même. Je l’observe passer le seuil sans la moindre difficulté, et je l’envie. Il foule l'infâme moquette du couloir comme s’il n’y avait rien de plus aisé que ça.
— A bientôt, Rita, lance-t-il en même temps que cette porte qu’il claque derrière lui.
Le bruit sourd me tire un sursaut. Il sonne le glas de cette présence. Éphémère et pourtant encore si palpable. Les résidus de son rire sont comme les ricochets d’un galet sur la surface lisse d’un lac paisible mais morne. Mon appartement vibre différemment. Et j’en ai même oublié de lui demander comment il connaissait mon prénom.
29 commentaires
Louisa Manel
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Il y a 4 mois
Cara Loventi
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Il y a 4 mois
Le Mas de Gaïa
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Il y a 4 mois
Lucie Feyre
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Il y a 4 mois
Gottesmann Pascal
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Il y a 4 mois
MarionH
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Il y a 4 mois