Fyctia
Prologue
2 Juin 2020 - Rita
L’homme me sourit. Gustave ? Octave ? Je ne sais plus trop. Nous nous saluons de loin chaque matin, un geste de main, un coin de bouche qui se soulève, une forme de complicité, celle des compagnons de cellules. Traverser les mêmes épreuves, ça rapproche. Sauf que je ne parviens toujours pas à remettre son foutu prénom. C’est un truc en -ave, et tout ce qui me vient est “betterave”.
Le voici qui agite la main et les lèvres. Il me parle, je crois, mais je n’entends rien. Le sang bat mes tempes en un tumulte assourdissant, mon cœur s’emballe et ma nuque se couvre d’une rosée anxieuse. Moldave est juste de l’autre côté de ce couloir, et pourtant il me semble si loin. Et proche, très proche. Ma vision se trouble, mon pouls s’accélère encore. Je panique, suffoque et claque la porte au nez du voisin.
— Tout va bien, Rita ? m’interroge Conclave depuis l’autre côté.
— Oui, je marmonne à cette voix étouffée par le bois.
Et c’est réellement le cas. Le dos contre la porte close, je me laisse glisser au sol. Ma respiration se fait plus douce, mon rythme cardiaque moins tempétueux, mes pensées s’apaisent. D’un geste agacé, j’efface les perles de sueur de mon front tout en expulsant l’air stagnant de mes poumons. Il vient de m’arriver quoi ? Les nerfs à vif, je ravale ces larmes qui menacent mes cils.
Mon regard balaye la pièce de vie et s’arrête sur Harry qui tente de planter ses griffes dans le visage de Macron. L’écran, resté allumé pour la bestiole, crache son flot d’informations en boucle, dont les récentes annonces du gouvernement. La présentatrice, tout sourire, nous impose une joie de vivre toute feinte, qu’elle espère contagieuse. Et elle l’est. Tout du moins, dans mon cercle d’amis. Les notifications s'enchaînent sur mon portable. Des textos, des WhatsApp, des tweets. Partout le même hashtag : tous en terrasse.
Après des mois d’isolement, nous avons gagné le droit de sortir, mais surtout nous réunir. Adieu les apéro-zooms et les anniversaires en distanciels, on va enfin pouvoir se voir en vrai sans écran interposé.
Ma sœur ne se contente plus du groupe WhatsApp et passe au sms direct. Je dois être très en retard. En bonne maniaque du contrôle, elle a tout organisé elle-même, choix du bar, réservation d’une table, et rabattage de tout ce que notre répertoire compte d’amis, potes et même vagues connaissances. Elle veut faire de ce déconfinement une fête, mais mon cœur n’y est pas.
Il s’emballe et s’indigne chaque fois que ma paume moite effleure la poignée de ma porte d’entrée. Et je ne me l’explique pas. Moi aussi j’ai envie de la voir, de les voir, de les serrer dans mes bras et enfin m’offrir ce contact physique qui me fait cruellement défaut depuis des mois. Prisonnière de quatre murs, je n’en peux plus de ces journées uniquement rythmées par les tutoriaux de fabrication de pain maison, et les concerts de casseroles à vingt heures.
Oh, je ne me suis jamais vraiment sentie seule. Les murs sont fins, j’ai donc tout appris des habitudes avouables ou non, d'Épave. Tout, sauf son prénom. Pourtant je le connais, je ne connais que lui. Ça fait deux ans que ce gentil vieux monsieur vit sur le même palier. Mais mon cerveau refuse de fonctionner.
Je retourne mon téléphone face contre parquet comme si cela pouvait couper la chique de ma petite sœur. Alba a vécu tout le confinement chez ma mère, je comprends son désir de s’en extraire. Mais moi ? A bien y réfléchir, cet appartement m’apparaît plus façon cocon qu’une quelconque prison. J’ai profité de cette assignation à résidence pour refaire les peintures, transformer mon salon et mon balcon en jungle, et finalement faire totalement mien un lieu qui ne l’avait jamais été jusque là.
La gifle part toute seule. La mentale, et l’autre aussi qui m'irradie la joue d’une douleur vive. D’un bond, je me redresse, prête à en découdre avec cette porte. Ce sera elle ou moi. Il n’y a aucune raison de paniquer. C’est pas comme si j’allais choper le Covid pile le jour de ma première sortie… A moins que ? Non, même avec mon karma, je devrais parvenir à éviter ça. Et puis le Ministre de la Santé a dit que tous les voyants étaient au vert. Je me doute qu’ils tiennent à leur PIB, mais pas au point de nous déconfiner trop vite et d’exposer toute la population à une pandémie, pas vrai ?
La paume fermement ancrée sur la poignée, j’ouvre le battant si rapidement que Goyave en accuse un sursaut. Tiens, il est encore là, lui ? Son chien sous le bras, il m’observe avec inquiétude. Sa bestiole, croisement subtil entre un yorkshire et un rat, s’agite contre son aisselle, prête à se libérer de l’emprise de son maître pour s’élancer en ma direction. Ou plutôt dans celle d’Harry que j’entends ronronner contre ma cheville, ce petit con. Cela devrait me motiver à franchir le seuil rapidement et refermer derrière moi, afin d'éviter à mon voisin la déconvenue de voir son chien se faire marave par mon chat, mais…
Je me fais l’effet d’une statue de sel battue par la marée. Mes membres ankylosés refusent le moindre mouvement, seules mes tripes s’animent en une interne frénésie. Le vrombissement de mon sang me rend sourde à l’agitation du couloir. Entre aboiements et feulements, même les supplications du voisin demeurent sans réponse. Je ne suis pas vraiment là. Les murs dansent, l’étau se resserre. Mon déjeuner remonte jusqu’à mon œsophage et me brûle la gorge. Mon cœur rate un battement et rattrape le coup en tambourinant comme un furieux. J’ai 24 ans et le sentiment que je vais crever. Le souffle me manque, la sueur est glacée, j’ai à peine le temps d’un unique pas en arrière avant de rendre le contenu de mon estomac sur mon paillasson.
Enclave a pris la fuite, son rat en bandoulière. Ne demeure que moi, mon chat indifférent, un welcome souillé, et ce couloir inaccessible. Des tréfonds de ma paralysie, j’ai conscience de la seule chose qu’il me reste à faire.
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Mayana Mayana
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Alexandra Prevel
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M.B.Auzil
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IvyC
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petitemr
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M.B.Auzil
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