Fyctia

J’ai dormi seulement une heure trente. La journée s’annonce longue. Étant seul au studio j’aurais évidemment pu faire semblant de bosser, mais Jo a programmé une séance de travail avec les Gen-Z à huit heures, je ne peux donc pas y échapper... Il est déjà sept heures trente. Il faut que je me dépêche ! Je n’ai pas le temps de penser à tout ce remue ménage dans ma tête. Même si j’aurai bien pris quelques heures pour moi, pour faire une mise au point sur ma vie, bien au chaud au fond de ce lit d'hôtel incroyablement confortable et qui n'a rien à voir avec le vieux futon de mon studio.

Après m’être préparé en deux temps trois mouvements, je file au studio. Huit heures pile, juste à l’heure. Heureusement, personne n’est encore arrivé. Enfin pas tout à fait…

— Jaekyung ? T’es déjà là ?

À peine la porte franchie, je tombe sur lui, installé devant la console, la tête appuyée sur sa main, le casque sur une oreille.

— Ouais, je suis venu en avance.

Il ne prend même pas la peine de se tourner vers moi. Je pose mon sac à dos sur le bureau et m’assois sur le siège à côté de lui. Je scrute son expression, il ne laisse rien paraître, aussi froid et distant qu'à l'accoutumé... Rien ne semble avoir changé de son côté et je me sens bête d'avoir passé la nuit à repenser à notre conversation sur la plage. J’étouffe un soupir.

— Et les autres, ils sont où ? demandé-je.

— Ils ne vont pas tarder je pense. Jo nous a dit de ne pas nous presser ce matin, il fallait pas leur dire deux fois pour qu’ils traînent au lit.

— Je vois. Et toi t’en as pas profité pour dormir un peu plus longtemps ?

— Non. Je n’arrivais pas à dormir de toute façon, répond-il, toujours sans me regarder.

Mon cœur manque un battement. Peut-être qu’il n’est pas si indifférent que ça finalement ?

Arrête de te faire des films Kangjoon ! Il est juste insomniaque.

Pourtant, tout s’embrouille dans ma tête. D'un côté, je sais que je n’ai pas rêvé cette étincelle entre nous hier soir, lui aussi était troublé. Je ne sais pas ce que ça veut dire ni ce qu’il ressent vraiment. Mais cette expression singulière dans ses yeux, comme si le temps avait été suspendu et qu’il n’y avait plus que nous, seuls sur cette plage… Jamais encore je n'avais ressenti une émotion si forte avec un simple regard. Rien que d’y repenser, j’ai ce même petit courant électrique qui parcoure ma colonne vertébrale, avant de se diffuser dans ma poitrine, provoquant de légers frémissements sur mon cœur. D'un autre côté, je n’oublie pas non plus cette personne, celle qui m’a confié ne pas avoir oublié. Ces sentiments avaient l’air si sincères… Et je me dis que j’ai probablement surinterprêté. C’est vrai après tout, pourquoi s’intéresserait-il à moi ? Après toutes ces années ? Ça n’a absolument aucun sens… Et en même temps, rien n’a de sens avec Jaekyung. Il pouvait aussi très bien ne pas parler d’amour ? Peut-être qu’il a perdu un être cher ? Peut-être que c’est pour ça qu’il est si triste dernièrement ?

Mais à quoi je pense encore !

Des pulsations commencent à se faire sentir au niveau de mes tempes, signe qu'il est temps que j'arrête de me triturer les méninges. J’inspire profondément pour me forcer à penser à autre chose et je sors de mon sac une bouteille d’eau. Il faut que je boive un coup pour me rafraîchir les idées ! Je dévisse le bouchon de ma main moite, mais la bouteille m’échappe et son contenu vient se déverser sur le jean de Jaekyung qui sursaute de surprise au contact froid.

— Merde, j-je suis désolé ! juré-je.

Machinalement, je sors un mouchoir de la poche de mon sac et tente d’éponger ma bêtise.

— Me touche pas !

Il a un mouvement de recul et retire violemment ma main de sa cuisse. J’en perds l’équilibre et mon nez heurte le rebord du bureau. Un filet de sang fluide ne tarde pas à couler jusqu’à ma lèvre et je lis dans son expression, à la fois inquiète et désolée, qu’il regrette déjà son geste. Mais c’est trop tard. Ce contact physique certes impromptu mais néanmoins justifié ne mérite pas une opposition si vive et je me sens vraiment offensé qu’il ait pu mal interpréter mon geste. Surtout, sa réaction disproportionnée me rappelle celle qu’ont la plupart des gens, après avoir appris mes préférences, cette réaction de panique mêlée de dégoût… Une colère sourde vient gronder en moi.

J’utilise le mouchoir que j’avais en main pour arrêter mon saignement de nez, il tend alors une main vers moi avant de se raviser en serrant le poing.

— T’as peur de quoi au juste ? lâché-je froidement, parce que je te ferais remarquer que t’es le seul ici à m'avoir agressé. Plusieurs fois même.

Il se frotte nerveusement l’arrière du crâne en jurant.

— Pardon... Je... Ce n'est pas ce que je voulais dire ! Je n'ai jamais pensé que tu allais... bafouille-t-il, mal à l’aise.

— Jaekyung, laisse tomber ! abrégé-je.

Il se tait et ses yeux s’attardent sur mon visage, comme s’il cherchait mon pardon dans mon expression faciale mais je ne cille pas. Je ne le laisserai pas me blesser davantage.

Je suis toujours aussi déconcerté et fasciné par sa capacité à changer d’humeur en un claquement de doigts. La plupart du temps, il se montre dur et implacable mais le moindre petit impact peut le rendre aussi fragile que du verre et le briser à tout instant. Un dilemme permanent semble se jouer dans son esprit, comme si ses pensées entraient sans cesse en contradiction, l’empêchant d’être totalement qui il est. Mais malgré sa personnalité si difficile à appréhender, je crois désormais comprendre pourquoi il agit ainsi, je connais ce sentiment qui l’anime et je ne peux même pas lui en vouloir. Enfin si, je lui en veux. Je lui en veux de ne pas savoir se maîtriser et de laisser cette impulsivité le contrôler…

La porte s’ouvre alors en grand dans un fracas, interrompant mes réflexions.

— Yo ! What’s up bro ? lance Jinhyuk avec entrain.

En voilà un qui a dû bien dormir vue l’énergie qu’il déploie de si bon matin et je me sens déjà fatigué rien qu’en le voyant. Les trois autres membres le suivent de près, accompagnés de Jo. L’aura joviale et détendue qui se dégage du groupe vient immédiatement réchauffer l’atmosphère glaciale de la pièce.

Je range en vitesse mon mouchoir, je ne veux pas avoir à donner d’explications à ce sujet, puis les salue de mon plus beau sourire poli.

Jaekyung lève ses doigts avec nonchalance en guise de salutation, puis fait rouler son siège de bureau à l’autre bout de la pièce, laissant la place aux garçons de s’installer tout en mettant le plus de distance possible entre nous. Personne ne semble avoir remarqué le froid polaire qui régnait entre nous.

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