Fyctia

Jo m’a donné rendez-vous à cinq heures du matin devant l’agence. Le soleil est en train de se lever lorsque j’arrive, le temps s'annonce radieux. Les garçons sont déjà là, ils m'attendent dans le van.

— Allez, monte vite Kangjoon ! me fait signe Jo.

Je m’apprête à ouvrir la portière passager mais quelqu’un occupe déjà la place de devant.

— Ah oui, il faut que tu passes à l’arrière, Hoon est malade en voiture, il préfère monter à l’avant pour les longs trajets, ajoute Jo.

Le concerné me lance un regard désolé. Je monte donc à l’arrière et m’installe sur le dernier siège libre, à côté de Jaekyung.

Évidemment…

Pour une fois, il ne bronche pas. Malgré ses lunettes de soleil, je peux facilement deviner d'énormes cernes sous ses yeux. Pour lui aussi, la nuit a été courte on dirait.

Pendant le trajet, le calme règne dans l’habitacle. Tous ont l'air exténués. J’entends seulement Jinhyuk et Sam rire sur la banquette de devant, ils regardent des vidéos sur leurs téléphones.

J’observe par la fenêtre le paysage qui défile devant mes yeux. Nous avons déjà fait la moitié du chemin et nous sommes à présent vers Gimcheon. Cette région abrite de nombreuses montagnes et l'autoroute en est bordée, des collines verdoyantes aux reliefs rocheux, c'est tout un panel de décors emblématiques de notre pays qui s'offre à nous. Je connais bien cette route, c'est la même que j'emprunte pour me rendre à Daegu. Il fait un temps magnifique pour un mois d’octobre. Le ciel est bien bleu, rien à voir avec l'épais voile de pollution qui recouvre Séoul.

Au bout d'un moment, un silence de plomb s'installe dans la voiture, il semble tous s’être endormis. Je vois alors Jaekyung me lancer des coups d'œil furtifs, il a laissé tomber ses lunettes de soleil.

— Kangjoon, ça va ? demande-t-il au bout d’un moment.

Je ne réponds pas, continuant à fixer la vitre.

— Min m’a dit que t’es en panne d’inspiration et que c’est pour ça que M. Nam t'envoie à Busan. Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu ne t'en sortais pas avec les compositions ? J'aurais pu t'aider, nous aurions pu travailler ensemble comme la dernière fois…

— Je ne pensais pas que nous étions devenus si proches, cinglé-je.

Il soupire puis se tait. C’est quoi cette amabilité soudaine ? J’ai vraiment du mal à le suivre… Néanmoins, j’ai pu noter une amélioration dans son comportement depuis qu’il s’est excusé l’autre soir. C'est un changement infime, presque imperceptible, mais que j’arrive à percevoir dans son regard.

Je lui file un léger coup de coude.

— Hé, c’est ton jumeau aimable qui est de retour ? chuchoté-je, fier de ma plaisanterie.

Il se tourne vers moi, surpris, puis lâche un sourire amusé. Mon cœur s’affole. Je ne l’avais pas vu sourire aussi naturellement depuis que nous avions travaillé ensemble au studio. Tout à coup, les images dans les toilettes du club me reviennent en mémoire. La proximité de son visage avec le mien… Sans m’en rendre compte, je suis en train de fixer ses lèvres. Je détourne les yeux en vitesse et m’efforce de regarder le paysage afin de chasser ces pensées de mon esprit.

— En tout cas, si tu as à nouveau besoin de mon aide, n’hésite pas, ajoute-t-il enfin.

Je me contente de hocher la tête, le front toujours collé à la vitre.

Après cinq longues heures de route, nous sommes enfin arrivés à Busan. L'agence nous a réservé un hôtel à deux pas de la plage très touristique de Haeundae et malgré la fraîcheur du mois d’octobre, les flâneurs sont nombreux. Le studio d'enregistrement se trouve juste à côté. Au moins, le cadre est idyllique, c’est déjà ça.

— Youhou les gars ! Allez venez on va faire un tour à la plage ! s'exclame Sam, euphorique.

C’est vrai, Sam a grandi à San Diego alors les belles plages ensoleillées de Californie doivent terriblement lui manquer.

— Pas pour moi, répliqué-je, je suis ici pour bosser et j'ai vraiment du pain sur la planche. Je file au studio.

— Tu sais vraiment pas comment t’amuser Kangjoon ! me balance Jinhyuk.

Je hausse les épaules. Peu importe ce qu’ils peuvent penser, je suis vraiment ici pour travailler et je n’ai pas de temps à perdre. Je ne dois pas décevoir davantage M. Nam, mais surtout, je tiens à garder mes distances avec Jaekyung.

Il est bientôt onze heures. Je me rends directement au studio après avoir déposé mes affaires à l’hôtel. Je prends le temps de m’approprier les lieux. Je vais travailler deux jours seul entre ces murs, autant que je me sente à l’aise.

Le studio est bien plus petit que celui dans lequel j’ai l’habitude de travailler dans les locaux de Séoul, il est aussi beaucoup moins moderne et sophistiqué. Les cloisons sont tapissées de lambris en bois clair, ce qui lui donne un aspect chaleureux, je m’y sens bien.

Je trouve un synthé rangé dans un coin de la pièce, vu son état, il n’est plus tout jeune mais ce n’est pas grave, j’aime les objets qui ont du vécu. Je caresse les touches du bout des doigts, elles sont un peu poussiéreuses, ça me rappelle mon vieux piano chez ma mère. À chaque fois que je rentre à Daegu, j’ai toujours le même rituel, je prends un petit chiffon en microfibres et j’essuie chaque touche une à une avant de m’assurer qu’il est toujours bien accordé.

Penser à Daegu, à ma mère et à ce piano que j’ai tant usé, me ramène à des souvenirs chargés de mélancolie. Je me souviens alors de cette journée de juin, je rentrais du lycée avec ces mots de mes camarades qui tournaient en boucle dans ma tête. “Crève”. Pendant un bref instant, j’avais voulu en finir et puis j’avais pensé à ma mère, au chagrin que cela lui causerait, je m'en suis tout de suite voulu d’avoir eu cette pensée. J’ai donc joué des heures entières sur ce piano, jusqu’à avoir le bout des doigts en feu, jusqu’à ce que ma mère rentre du travail et me trouve en pleurs. Après de longues minutes à tenter de me consoler, elle avait réussi à me tirer les vers du nez et m’avait fait promettre de ne plus jamais laisser personne m’empêcher d’être heureux et surtout d’être moi-même…

Je commence alors à jouer un truc qui me vient comme ça et je sens l’inspiration renaître doucement en moi. Puis, mes pensées divaguent… Daegu, le lycée, le piano, Clair de Lune. Jaekyung. Encore ce souvenir. Celui de la toute première fois où l’on s’est adressé la parole, celui d’un Jaekyung blessé, vulnérable et touchant, celui de ce garçon sinistre dont je voulais soulager la peine dans cet étroit escalier. Je n’ai jamais oublié la profonde tristesse qui se lisait dans son regard ce jour-là.

Finalement, j’ai passé la journée entière à composer. La flamme créatrice semble s’être enfin rallumée.

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