Fyctia
TRACK 4 : Everybody hurts (2)
Il est 8h45 lorsque je saute dans le premier train pour Daegu. En seulement trois heures trente j'y suis. Je ne les ai même pas passées, j'ai dormi presque tout le trajet. Cette semaine a été particulièrement épuisante et je sens que mon corps a vraiment besoin de récupérer. Je n'ai pas prévenu ma mère de ma venue, je compte bien lui faire la surprise. À cette heure-ci, elle est très probablement au salon de coiffure.
Ma mère est coiffeuse, elle a son propre salon. Lorsque mon père l'a quitté, elle a dû se débrouiller seule et se trouver un emploi afin de subvenir à nos besoins. Elle a épousé mon père très jeune et n'avait donc pas fait d'études. Lui, à l'époque, était associé dans une petite entreprise d'import-export, il gagnait suffisamment sa vie pour nous nourrir tous les trois, ma mère n'avait donc jamais eu besoin de travailler mais elle avait toujours voulu faire un métier manuel. C'est pourquoi après son divorce, elle a fait une formation pour devenir coiffeuse tout en bossant de nuit dans une supérette. Cette époque n'a pas été facile, ni pour elle, ni pour moi ; heureusement j'étais déjà adolescent alors j'ai pu l'aider un peu à la maison. Et puis elle a finalement réussi à ouvrir son commerce dans notre quartier, ç'a été facile pour elle de se faire une clientèle puisque tout le monde la connaissait déjà et l'appréciait beaucoup. Je suis très fier d'elle et de ce qu'elle a accompli !
J'arrive alors au salon. Elle est là, en train de finir le brushing d'une cliente, toujours avec ce perfectionnisme habituel qui m'a toujours impressionné. Elles sont sûrement en train se raconter les derniers potins du quartier. Je la trouve rayonnante.
— Salut Maman ! lançé-je.
— Oh, mon fils ! s'écrie-t-elle avec une joie incommensurable, quelle surprise ! Qu'est-ce que tu fais là ?
— Je viens passer le week-end à la maison.
Elle se précipite vers moi pour m'embrasser puis se tourne vers ses clientes.
— C'est mon fils ! Regardez comme il est beau ! dit-elle en me pinçant les joues avec affection.
— Maman, arrête ça, c'est embarrassant...
— Comment ça embarrassant ? J'ai bien le droit de dire que mon fils est beau, non ?
Toutes les clientes me dévisagent avec un large sourire.
— Oh, mais c'est le petit Kangjoon ! s'exclame l'une d'entre elles.
C'est une dame d'un certain âge, soixante-cinq ou soixante-dix ans peut-être, elle a beaucoup de classe et semble très aimable mais je ne la reconnais pas. Heureusement ma mère est là pour me rafraîchir la mémoire.
- C'est Madame Choi, tu te souviens d'elle ? Elle vivait juste à côté de chez nous quand tu étais petit, elle te donnait souvent des hotteoks* qu'elle faisait elle-même, tu adorais ça !
J'en ai un vague souvenir effectivement. Je m'incline alors pour la saluer. Elle me regarde, émue.
— Tu es devenu un très beau jeune homme et très poli aussi ! ajoute-t-elle.
— Merci... je réponds, un peu gêné.
— Pourquoi ne viendriez-vous pas prendre le thé à la maison demain après-midi ? Ma petite-fille est chez moi en ce moment, je pourrais te la présenter. Elle a à peu près ton âge et elle n'est pas encore mariée... se réjouit-elle avec un sourire espiègle.
— Oh, avec grand plaisir ! s’empresse de répondre ma mère.
Je l'interroge du regard.
— Mais Maman... lui dis-je tout bas.
— Je sais chéri, m'interrompt-elle, mais ça lui fait plaisir. Ça fait longtemps qu'elle ne t'a pas vu ! Et puis c'est juste un thé, ça n'engage en rien.
C'est vrai, c'est juste un thé après tout... Ce n'est pas la première fois qu'une de ses clientes veut me caser avec leur fille, leur petite-fille ou leur sœur. Ma mère n'ose rien dire. Elle décline toujours poliment leurs invitations en trouvant des excuses quelquefois maladroites mais le plus souvent elle se contente de leur dire en riant que je ne vis pour rien d'autre que la musique... Ce n'est pas faux cela dit. Et puis de toute façon, je ne peux pas lui en vouloir de cacher le fait que son fils aime les hommes... Comment toutes ses femmes à l'esprit provincial étriqué le prendraient ? Les ragots iraient bon train et bientôt tout le quartier serait au courant de mes penchants, nuisant au passage à la réputation du salon et de ma mère... Je me demande si parfois tout ça ne la rend pas triste. Je sais qu'elle m'aime profondément mais n'est-elle pas frustrée d'avoir un fils comme moi ? Je me dis qu'elle serait probablement plus heureuse si j'avais été "normal". C'est exactement dans ce genre de moment que je ne peux m'empêcher de penser à ça.
***
Ce soir, nous dînons en tête à tête dans notre petit trois pièces. Un appartement minuscule mais accueillant, dans lequel nous avons vécu seuls, rien qu'elle et moi, notre petit cocon rien qu'à nous. Elle m'a préparé mon plat préféré : du nureunguksu. Cette soupe de nouilles est une des spécialités de Daegu. On peut en trouver assez facilement à Séoul mais rien ne vaut celle préparée avec amour par ma mère ! Ça fait si longtemps que je n'en ai pas mangé que j'en ai presque les larmes aux yeux.
— Alors, comment s'est passée cette première semaine à l'agence ? me demande-t-elle.
— Plutôt bien. J'adore mon travail même si le rythme est très intense.
Bien sûr, je ne peux pas lui mentionner la présence de Jaekyung. Lorsque j'ai avoué à ma mère que j'ai été harcelé au lycée, ça l'a anéanti, elle s'en est beaucoup voulu de ne rien avoir vu et d'avoir laissé son fils souffrir en silence. Je ne veux donc pas l'inquiéter ni l'obliger à revivre ces souvenirs douloureux.
— En tout cas, fils, je suis très fière de toi ! Je savais qu'un jour tes efforts paieraient ! me dit-elle avec une émotion certaine dans la voix.
Je lui souris avec tendresse. C'est si réconfortant d'être de retour à la maison et de revoir le doux visage de ma mère. Je la contemple longuement et je remarque qu'elle a un peu vieilli. Ses traits sont plus marqués et de nouvelles ridules ont pris place aux coins de ses yeux noisette, cette même couleur noisette que les miens. Contrairement à la grande majorité des Coréens, nous n'avons pas les yeux brun foncé, quelques nuances de vert et de marrons plus clairs teintent notre iris et j'aime avoir hérité d'elle cette petite particularité qui nous rend uniques.
Le lendemain après-midi, nous nous rendons comme prévu chez Madame Choi. Ma mère a acheté une belle corbeille de fruits plutôt coûteuse, elle veut faire bonne impression auprès de sa riche cliente. En chemin, elle me raconte qu'après le décès de son mari, directeur financier dans la succursale d'une grande entreprise australienne, Mme Choi a reçu une grosse somme d'argent de l'assurance, elle a donc acheté une villa dans un quartier huppé de Daegu afin de pouvoir y accueillir toute sa famille et y passer une retraite confortable.
___________________________
Hotteoks : Sorte de petits pancakes à base de farine de riz, fourrés avec des fruits secs, comme des noix et des cacahuètes, et du miel.
25 commentaires
KateLyse
-
Il y a 2 ans
Lyaure
-
Il y a 2 ans
Mollusk20
-
Il y a 2 ans
Vinie Aberas
-
Il y a 2 ans
Vinie Aberas
-
Il y a 2 ans
fallbird
-
Il y a 2 ans
RomyMancini
-
Il y a 2 ans
AgatheDcls
-
Il y a 2 ans
Naischa
-
Il y a 2 ans
AgatheDcls
-
Il y a 2 ans