Fyctia

Je lève la tête et toise du regard l'édifice d'architecture contemporaine qui se dresse devant moi. « GREAT HIT ENTERTAINMENT » peut-on lire sur le gigantesque néon bleu surplombant fièrement cette artère très fréquentée de Apgujeong Rodeo*. Le stress m’envahit, je peux presque sentir une goutte de sueur rouler dans mon dos. J'ai encore du mal à croire que dans quelques instants seulement je vais signer un contrat avec l'une des plus grosses agences d'entertainment de Corée du Sud. Et dire qu’il y a une semaine encore, j'arpentais les rues de Séoul au guidon de mon scooter de fonction, à distribuer des prospectus pour des restaurants de poulet frit... Le retournement de situation est si brutal qu’il y a de quoi en avoir le tournis !

C'est après une longue hésitation et une profonde inspiration que je me décide enfin à traverser la porte automatique qui s'ouvre face à moi, laissant apparaître un hall d'entrée exagérément grand. Tout y est d'un blanc immaculé et le peu de mobilier présent est sans aucun doute signé de grands designers. D’énormes luminaires de toutes tailles, ronds et brillants, tapissent le plafond et le carrelage hexagonal au sol est si luisant que je me demande combien de fois par jour il est nettoyé pour rester aussi impeccable. On se croirait presque dans un vaisseau spatial et je me sens d’ailleurs aussi perdu qu’un astronaute débarquant sur une planète inconnue. Une jeune femme aux jambes interminables traverse le hall et le cliquetis de ses talons aiguilles résonne dans toute la pièce, rompant ainsi le silence religieux qui y règne.

Rien ne laisse supposer que ce lieu aseptisé abrite les plus grandes célébrités du pays si ce n'est quelques affiches de taille démesurée, à l'effigie des "top stars".

Je me dirige d’un pas hésitant vers la réception. L’hôtesse m’accueille avec un large sourire.

— Bonjour, que puis-je pour vous ?

— Bonjour, je suis Song Kangjoon. J’ai rendez-vous avec Monsieur Nam.

Elle pianote rapidement sur son ordinateur puis passe un bref coup de fil afin d’annoncer ma présence.

— Monsieur Song, bienvenue ! Le président sera là dans quelques minutes. En attendant, vous pouvez vous installer devant son bureau, dixième étage, au fond du couloir.

Je la remercie avant de me rendre à l’endroit indiqué. Devant une grande porte blanche désignant le bureau du président, quatre petits sièges cuivrés au design minimaliste sont disposés en cercle autour d’une table basse transparente sur laquelle trône une plante tropicale hors de prix dont le nom m’échappe. Je m'assois, attendant sagement de pouvoir signer ce contrat providentiel. Je suis un peu stressé mais confiant.

Un jeune homme d'environ mon âge fait alors son apparition et me fixe avec curiosité. Son visage aux proportions parfaites est la première chose qui me frappe. Grand, mince, il porte une tenue à la fois branchée et décontractée quoiqu'un peu clinquante, ses cheveux auburn retombent sur son front avec nonchalance, donnant un effet “négligé” parfaitement maîtrisé, il a deux petits anneaux à chaque oreille, ornés pour certains d’une croix gothique. C'est sans le moindre doute un des talents de l'agence, mais son visage ne m'est en rien familier. En même temps, il faut bien l'avouer, je ne m'intéresse pas vraiment aux idols* et le monde de la K-pop m'était totalement inconnu il y a une semaine encore... À l'annonce de mon embauche, j'ai néanmoins fait l'effort de me mettre à jour sur le sujet. Je connaissais quand même les groupes les plus connus. Il est quasiment impossible d'échapper à leurs mélodies entêtantes, qui tournent en boucle à la radio, à la télévision et dans toutes les boutiques de Myeongdong*, pour le plus grand plaisir de leurs fans prépubères. Mais je suis bien plus sensible à la musique qu'à la plastique des interprètes - aussi beaux et sexy soient-ils - et je serais bien incapable de reconnaître un idol dans la rue si j'en croise un ! Je ne me souviens même plus vraiment pourquoi j'ai postulé dans cette agence... Probablement un soir de désespoir, entre deux mails de refus, mais je n'aurais jamais cru être réellement sélectionné ! Comme quoi, la vie nous réserve bien des surprises parfois.

— Vous attendez quelqu'un ? Demande le supposé idol.

— Euh oui, j'attends le président, affirmé-je sans vraiment oser regarder mon interlocuteur, de peur de passer pour un idiot.

— Oh, je vois ! Tu es Song Kangjoon, c’est ça ? Le nouveau compositeur ! Enchanté, moi c'est Min.

Je ne sais même pas qui il est mais lui connaît déjà mon nom et en plus, il me tutoie*... Je me sens un peu confus devant son attitude si décontractée à mon égard.

— Oui, c’est bien moi… Enchanté, je réponds, hésitant.

— Tu viens de Daegu* pas vrai ?

— Effectivement, comment le savez-vous ? Demandé-je, surpris.

— Ce petit accent pointu ! avoue-t-il avec satisfaction.

— Ah, vous l’avez entendu ? Je pensais avoir réussi à le masquer depuis je suis venu faire mes études à Séoul…

— J’ai un ami qui vient de Daegu aussi, c'est peut-être pour ça.

Il me sourit. Ce gars est plutôt sympa pour un idol.

J’ai toujours eu une image assez négative des stars de K-pop. Selon moi, lorsque l’on a été entraîné pendant des années à briller sous le feu des projecteurs, on ne peut qu’être capricieux et imbu de sa personne. Mais je suis ravi que Min me prouve le contraire.

Nous avons tout juste le temps de quelques échanges cordiaux qu’un homme d'une cinquantaine d'années sort de l'ascenseur. À en juger par son élégance et la qualité de son costume bleu dernier cri, il ne peut s'agir que du président de Great Hit, M. Nam Jupyong. Ce que ne tarde pas à me confirmer mon nouveau camarade qui le salue d’une courbette si basse que son nez pourrait presque toucher le sol.

Je me lève à mon tour et m’incline respectueusement. L'homme nous salue et m'invite à entrer dans son bureau, je le suis et m'installe dans l'un des imposants fauteuils en cuir noir, face à lui. Je balaie la pièce du regard. Elle est à l’image du reste du bâtiment : aussi grande que froide et meublée avec du mobilier design de grande qualité. Derrière son bureau ovale en verre se trouve une gigantesque vitrophanie représentant six jeunes hommes. Un nom est inscrit en gros lettrage : « G.uniT ».

Au moins eux, je les connais, c’est déjà ça.

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Apgujeong Rodeo, Myeongdong : Quartiers de Séoul.

Idols : Nom donné aux artistes de K-pop.

Tutoiement : En Corée, il n'est pas coutume de parler de façon informelle (qu'on pourrait comparer au tutoiement en français) aux gens que l'on vient de rencontrer, surtout dans un cadre professionnel.

Daegu : Troisième plus grande ville de Corée du Sud, au Sud-Est du pays. Les habitants de cette région parlent un dialecte qui diffère un peu de celui de Séoul.