Fyctia

13h35. L'atelier sablés de ce matin a viré en biscuiterie du X. J'ai vu autant de faux membres masculins qu'on en voit normalement dans toute une vie. Le déjeuner n'était pas mieux, la faute aux quenelles de brochet en sauce blanche...

Ou juste à mon esprit perverti. Qui sait ?

Alors dans le parc de l'Espérance, je profite de ma pause pour tenter de figer par le froid, mes trop nombreuses pensées. Mais malgré le givre qui recouvre l'herbe rase, la température ne doit pas être encore assez basse...

De quelle sensation va bien pouvoir trépasser mon cœur aujourd'hui ? Est-il possible de mourir d'un trop plein d'émotions ?

"Il est contreproductif de tout ramener à la mort" se répercutent dans ma tête, les paroles préférées de mon psy.

— Aussi facile à dire, qu'impossible à faire ! Surtout quand tes failles béantes refusent de cicatriser, je marmonne, le menton enfoncé dans ma doudoune.

Et au fur et à mesure que je progresse dans le parc, je m'enlise un peu plus dans le mélodrame.

Dois-je reprendre rendez-vous ? Est-ce que Marilyne peut faire l'affaire ? Où traîne donc cette chatte inutile, pour une fois qu'on a besoin d'elle ?

Dans l'euphorie et les paillettes, hier, j'ai échoué. Perdue dans des méandres sans queue ni tête, ma raison s'est encore fait la malle. Je n'ai pas trouvé l'auteur de ma missive secrète et j'en ai même oublié de me garder une enveloppe pour le Xtreme Santa ! La nouvelle moi est apparemment toujours une hypersensible, incapable de résister aux émotions un brin trop intenses. Pour couronner le tout, le défi que j'ai pioché aujourd'hui est quasi insurmontable...

Une autre défaite à venir, ma vieille !

Et que penser de la nouvelle convocation de Mathieu ? J'espère qu'il ne compte pas sur moi pour vendre notre délire à l'ARS ! Autant fermer boutique dès maintenant.

Ou démissionner...

— Ce n'est pas une marche très active ça, me fait sursauter Gisèle, qui malgré son déambulateur, n'a pas dû avoir de mal à me rattraper tant je traîne de la patte.

— Pas de sport pour moi aujourd'hui, j'en ai encore des courbatures.

— Alors dis-moi, qu'est-ce qui te tracasse ? me demande-t-elle, suspicieuse.

— Moi ? Rien de spécial... J'essaie juste de me détendre, je brode, sans grande conviction.

— C'est cette histoire de défis qui t'embête ? Tu n'es obligée de rien, tu sais !

— T'es trop forte Gisèle. À moins que je sois trop facile à déchiffrer ?

— Un peu des deux. Raconte-moi donc.

— Si tu insistes... Je dois "offrir à quelqu'un qui me plaît, une soirée épicée et plus si affinités"...

— Et quel est ton problème ?

— Et bien... Je ne sais pas qui inviter !

— Je comprends. On a beau dire, mais choisir, c'est d'abord renoncer.

— Comment ça ?

— Oh, j'ai eu ton âge, et comme toi, j'avais du monde à mon portillon.

— Mais personne ne fait la queue devant chez moi ! Malheureusement...

— Et bien détrompe-toi ! Nombreux sont ceux ici qui te dévorent des yeux. Et pas que dans le personnel... mais je ne vais pas t'abîmer les oreilles avec ça.

Oh. My. God...

— Merci ! C'est vraiment bienveillant de ta part ! Par contre, qui dans le personnel serait... Intéressé, selon toi ?

— Il y en a plusieurs. Mais attention, tous sont loin d'avoir les mêmes objectifs.

— D'accord, mais comment fais-tu pour les reconnaître ?

— L'expérience jeune fille ! Et crois moi, il n'y en a qu'un seul qui te déshabille avec les yeux de l'Amour.

L'Amour ? Carrément !

Le long de l'allée, notre progression stoppe net. La faute à mon bras qui manque de décrocher celui de ma love coach.

— Et qui donc, Gisèle ? je l'implore à l'aide de mes deux mains jointes, que j'agite juste sous son nez.

— Ah, ça ma fille, ce sera à toi de le trouver. Avec ton cœur.

— Sache que mon niveau d'intuition dans ce genre de situation est proche de zéro ! Mon cœur choisit toujours le mauvais numéro... Le mauvais garçon...

— Alors choisis avec le corps, et amuses toi ! Il ne se trompe jamais, lui. Surtout quand il est aidé par Vénus qui rétrograde en Vierge, comme aujourd'hui.

Hein ? Vénus est vierge ? Je comprends rien, et je ne sens plus mes orteils.

— Merci Gisèle, pour ces précieux conseils. Et si on rentrait ? Avant de se transformer en deux belles bûches glacées.

— Sage idée ! Au fait, le soleil se couche à 17h02 ce soir.

— Mais comment tu sais toutes ces choses ?

— C'est écrit dans le journal. Page éphéméride.

Tricheuse !

Sur le chemin de la salle d'activité, nous croisons Margot et Lilian, discutant à même le couloir. Le premier me jette un baiser au vent, le second, un clin d'œil complice.

— N'oublie pas Alice, le corps ! me lance Gisèle avant de rejoindre le reste du groupe.

Et je fais comment moi ? Quand celui que j'ai reçu à la naissance ne m'envoie que des signaux confus !

— Mon corps est en roues libres, Gisèle ! je lui glisse tout en distribuant des cartons à emballer.

— Alors ne renonce pas. Prends les deux, semble-t-elle lire dans mes pensées.

Les deux...

Alors pour tenter de chasser les scénarios qui se forment dans ma tête, je me concentre sur ma tâche. Mon job. Transformée en lutin, j'essaie de suivre mes petits vieux et m'insère dans leur sillage. Mon atelier de confection de faux cadeaux de Noël défile à la vitesse d'un traineau de rennes sous acide.

— N'oublies pas notre rendez-vous, Alice ! surgissent tout à coup devant moi, les yeux du boss en chair et en os.

Putain et Pardon s'échappent de ma bouche, alors que les ciseaux eux, s'échappent de mes doigts. Pas forcément dans cet ordre là.

— Tout va bien ? me demande Mathieu, inquiet.

Manquait plus que ça ! Je fais comment, hein, quand Cupidon vide un carquois entier de flèches sur moi ?

— Alice ?

Voilà que des lucioles frétillent derrière mes rétines et qu'une espèce non identifiée joue du djembé sur mon estomac .

— Le corps... mumuré-je.

— Le corps ? répète-t-il.

— Je... Je crois que j'ai besoin d'une petite pause... Je vais prendre un peu l'air et j'arrive...

C'est ainsi que pour mon douzième jour de boulot, j'ai exceptionnellement pris ma pause avant l'heure fatidique du goûter. Je me suis posée un moment sur l'un des bancs glacés du parc, et puis comme une nouvelle blague du ciel, Thor s'est installé à mes côtés...

— Je t'ai mis une touche de sirop d'agave dedans, pour ta glycémie, m'annonce-t-il tout en me tendant un verre de vin chaud.

— Ma glycémie t'en remercie. Ça te dit de regarder le coucher de soleil avec moi ? je lui balance, comme un cheveu dans la soupe.

— Et bien...

— En plus à ce qu'il paraît, "Vénus est vierge, aujourd'hui", j'ajoute pour appuyer ma demande.

— J'aurais été flatté d'accompagner la Reine des neiges dans son délire mais...

— La Reine des neiges ?

— Alice, tu es toute bleue !

— C'est pas faux. Je crois même que j'ai perdu au moins un orteil...

— En plus, je ne suis pas un grand fan d'astronomie. Ça ne te dirait pas plutôt d'aller chez moi ?

Et alors ni le soleil, bien que couchant, ni la conjonction des planètes, n'ont plus eu d'importance...