Fyctia

Ce matin, pour la première fois, une délicate odeur de sous-bois m'accueille en entrant dans le hall. Majestueux, l'immense conifère me surplombe de toute sa hauteur. Des résidents sont déjà à ses pieds en train de l'admirer. Je suis certaine que dans leur mémoire, cette scène s'est déjà jouée des dizaines et dizaines de fois. Mais pourtant, la magie brille toujours autant dans leurs yeux. À des années lumières de cela, dans les miens... S'enchaînent une série d'émotions confuses.

À la fin de la journée, ce sapin devra être décoré. Ce qui signifie mettre à la vue de tous, nos décorations Xtreme. À quand remonte mon dernier Noël ? L'ai-je seulement déjà fêté ?

— Attention ! Ne lâche pas mes boules, Alice ! Ce serait dommage de les réduire en purée, me crie Hervé un peu plus tard dans la matinée.

— Concentre-toi donc sur ta tâche, au lieu de raconter des conneries, lui répond l'une des Ginette.

— Est-ce-que c'est équilibré, vue d'en bas ? je leur demande depuis mon escabeau, après avoir vidé le contenu de mon carton sur la première face du sapin.

— Bof, c'est encore un peu maigrelet, tiens rajoutes-en un peu ici, m'ordonne Henri.

— Pas d'accident de travail, par pitié, Alice, me hèle Mathieu tout en traversant le hall comme une fusée.

Cher Mathieu, tu ne le sais pas encore mais, ce risque n'est pas le plus gros de tes soucis...

Encore une fois, si pressé qu'il est, il n'a pas vu les pères et mères Noël de pâte à sel qui pendent aux branches de son résineux hors de prix... Ceux dans le plus simple appareil, en version nudiste.

— Je veux que ce sapin de Noël soit tellement décoré qu'il finisse par nous éblouir ! lui répond l'autre Ginette, aussi remontée que la première.

— Mets lui autant de breloques qu'à tes oreilles et ton nez ! me tacle Simone.

Magie et bienveillance de Noël, qu'ils disent ?

Je descends de mon perchoir pour vérifier par moi même l'étendue du chef d'œuvre et confirme que malgré ses trois mètres de haut et deux de large, l'épicéa manque encore un peu d'étoffe. J'attrape alors la caisse remplie de grosses pommes rouges en polystyrène. Nous les avons volontairement croquées, en hommage au péché originel d'Adam et Eve. Je comble ainsi chaque espace de libre avec ces fruits défendus.

— Je vous laisse mettre quelques guirlandes sur les niveaux bas ? Pendant ce temps, je vais essayer de démêler celles-ci sans péter une LED ! Ou un câble ! j'enchaîne ensuite.

Putain de nœud à la con ! A croire que l'irremplaçable Samantha n'était pas une spécialiste du rangement !

— Oh oui, christmas me, Alice ! m'envoie Margot d'une voix lascive depuis son comptoir.

Christmas me ?

— Putain Margot, t'es un génie !

— C'est que maintenant que tu t'en rends compte !?

C'est à ce moment là, en ce 06 décembre, qu'à pop-up dans ma tête LE fameux titre de notre Noël ; Christmas me... I am famous !

Ne reste plus qu'à en parler à Mathieu... D'ailleurs, le voilà qui repasse dans mon champ de vision en direction de son bureau, alors je descends deux à deux les marches de l'escabeau et attrape mon courage par la peau des seins...

— Le jeu de mot est excellent, je dois l'avouer. Mais qu'avez-vous en tête exactement ? Un genre de Fucking Noël ? répond-t-il à mon annonce.

Et bien tu n'es pas si loin que ça, figure toi... C'est plus ou moins ce que nous avons acté comme thème, oui...

Finalement pas si courageuse que ça, je hoche simplement la tête en guise d'affirmation.

— Je suis très embêté... Vraiment. Peux-tu me dire Alice, comment en tant que directeur de cet établissement, je peux réaliser ces défis sans être envoyé aux prud'hommes ou en prison ?

— Je suis navrée...

— Hier, je n'ai pas compris. J'étais toujours sur le thème des fruits et légumes et "réaliser un jus de gingembre pour l'offrir à quelqu'un de l'EHPAD" ne m'a pas choqué... Mais aujourd'hui... Tout est maintenant si limpide ! La seule question est comment je vais faire pour réciter un poème érotique sans m'attirer des problèmes ?

— Mais... Je ne comprends pas, tu ne veux pas stopper le Santa, changer de thème, ni me renvoyer ?

— J'y ai pensé, je dois te l'avouer, mais as-tu regardé nos seniors ? Notre équipe ? Tout le monde semble heureux, détendu ! Je n'ai jamais vu ça. De l'accueil au cuisine en passant par les soignants et nos résidents, c'est une vague d'amour qui a envahit l'Espérance !

— Alors faisons-le ! Lis-moi ton poème. Je ne dirai rien, promis.

— ... C'est que... C'est tout de même très gênant...

— Tu préfères le lire à une résidente ?

— Non !

— À Lilian ? Ou un des cuisiniers ?

— Surtout pas !

— À Martine alors ?

— Non plus...

— Tu vois, je suis là moins pire de tes options.

— Bon, après tout, ce poème n'est pas de moi. C'est un chef d'œuvre de Maupassant nommé... Désirs, finit-il par répondre tout en fouillant dans sa sacoche d'ordinateur.

— Alors tu as toute mon attention de témoin !

— Bien... Dans ce cas, décide-t-il avant de se gratter la gorge et démarrer sa lecture,

"Le rêve pour les uns serait d’avoir des ailes,

De monter dans l’espace en poussant de grands cris,

De prendre entre leurs doigts les souples hirondelles,

Et de se perdre, au soir, dans les cieux assombris.

D’autres voudraient pouvoir écraser des poitrines

En refermant dessus leurs deux bras écartés ;

Et, sans ployer des reins, les prenant aux narines,

Arrêter d’un seul coup les chevaux emportés.

Moi ; ce que j’aimerais, c’est la beauté charnelle :

Je voudrais être beau comme les anciens dieux,

Et qu’il restât aux coeurs une flamme éternelle

Au lointain souvenir de mon corps radieux.

Je voudrais que pour moi nulle ne restât sage,

Choisir l’une aujourd’hui, prendre l’autre demain ;

Car j’aimerais cueillir l’amour sur mon passage,

Comme on cueille des fruits en étendant la main.

Ils ont, en y mordant, des saveurs différentes ;

Ces arômes divers nous les rendent plus doux.

J’aimerais promener mes caresses errantes

Des fronts en cheveux noirs aux fronts en cheveux roux.

J’adorerais surtout les rencontres des rues,

Ces ardeurs de la chair que déchaîne un regard,

Les conquêtes d’une heure aussitôt disparues,

Les baisers échangés au seul gré du hasard.

Je voudrais au matin voir s’éveiller la brune

Qui vous tient étranglé dans l’étau de ses bras ;

Et, le soir, écouter le mot que dit tout bas

La blonde dont le front s’argente au clair de lune.

Puis, sans un trouble au coeur, sans un regret mordant,

Partir d’un pied léger vers une autre chimère.

– Il faut dans ces fruits-là ne mettre que la dent :

On trouverait au fond une saveur amère..."

— Magnifique... Merci pour cette découverte. Excellent choix.

— Et toi ?

Moi ? Tout pareil. Ces mots résonnent en moi car j'aurais pu les écrire, ai-je envie de lui avouer.

— Moi, c'est encore pire que toi... je murmure à la place.

— Et bien vas-y, que je ne sois pas le seul pervers de ce bureau !

— Si tu insistes...

C'est comme ça que six jours seulement après mon embauche, je me suis retrouvée à offrir un orgasme capillaire à mon directeur.