Fyctia

— Cléo Maria Volpe ! vocifère son amie en frappant la table du poing.

J’attrape in extremis mon verre de bière qui menace de se renverser sous la secousse.

Sélène me fusille du regard, les joues légèrement rosées. Je viens de mettre les pieds dans un terrain miné. J'ai parlé trop vite, trop tôt de mon projet de rester pour le triathlon. Cléo, elle, reste figée.

— Tu comptais me le dire quand, hein ? À la dernière minute? siffle Sélène en se redressant sur sa chaise.

— Je voulais y aller en douceur. Je ne pensais pas qu’il cracherait le morceau aussi vite.

Cléo me lance un regard incendiaire. Je me cache derrière ma boisson, pas assez forte à mon goût pour atténuer le malaise qui monte en moi. Mais comment en vouloir à Sélène d’être en colère contre nous ?

Sélène inspire profondément, les bras toujours croisés sur sa poitrine. Ses doigts pianotent nerveusement sur son avant-bras, signe qu’elle se retient de balancer une remarque cinglante.

— Le triathlon de Noël ? répète-t-elle finalement, les sourcils froncés. Vous avez d’autres révélations de ce genre à me faire, ou je peux digérer celle-là avant ?

Sa voix est glaciale, mais je détecte une pointe d’ironie. Cléo, elle, enfonce son visage entre ses mains, lâchant un soupir désespéré.

— Il va vraiment falloir que tu travailles sur ton sens du timing, Arthur…

Je pince les lèvres, incertain de la marche à suivre. M'excuser ? M'expliquer ? Faire comme si de rien n’était ? Vu l’étincelle dans le regard de Sélène, l’option « laisser couler » est hors de question.

— Ça te pose un problème ? je demande avec douceur.

— Oh non, pas du tout, répond-elle avec un sourire en coin. J’adore les surprises, surtout quand elles viennent d’un colocataire inattendu. Vraiment, quel bonheur !

— Tu dramatises un peu, intervient Cléo en secouant la tête, amusée.

Sélène roule des yeux et détourne la tête. Mais je remarque qu’elle mordille sa lèvre, visiblement en plein dilemme interne. Une faille dans sa colère ? Intéressant.

Je tente une dernière approche.

— Écoutez, promis, je ne vais pas envahir votre espace. Je veux juste un lit ou un canapé sur lequel dormir. Vous n’aurez même pas à me supporter.

Elle me jauge longuement, puis finit par lever les yeux au ciel.

— Ça, c’est ce qu’on verra.

Un léger sourire se dessine sur ses lèvres.

— Je suis aussi discret qu’un… chat.

Elle me détaille avant de baisser les yeux vers mon pull de Noël. Vert, parsemé de touches blanches et rouges, avec en son centre un pingouin aux yeux en relief, emmitouflé dans une écharpe écarlate. Un cadeau de ma sœur. Notre petite tradition : un pull de Noël affreusement mignon – ou moche, ça dépend – différent chaque jour de décembre. Ça provoque toujours un sourire à ceux qui le croisent. Et puis, franchement, qui peut résister à un pingouin ? Personne.

— J’en ai toute une collection.

Elle plante ses prunelles bleues dans les miennes et fronce légèrement les sourcils.

— De pulls moches, je précise. J’en ai toute une collection.

Cléo pouffe à côté de moi, tandis que sa meilleure amie pince à nouveau les lèvres, visiblement partagée entre amusement et exaspération.

— Merveilleux…

Un silence pesant se fait autour de la table. Je suis mal à l’aise de créer autant de tension. Sélène a du caractère, elle ne se laisse pas marcher sur les pieds. J’aimerais sortir un énorme drapeau blanc et l’agiter devant elle. Je suis venu en paix. La dernière chose que je souhaite, c’est la braquer et me la mettre à dos. Il va falloir que je change de tactique, et vite.

— Je m’engage à regarder chaque jour le site de location. Si un logement se libère, je saute dessus.

Je lève une main en signe de promesse. Elle continue de me fixer, ou devrais-je dire, me transpercer, avant de relâcher ses épaules.

— Bien... Nous devons établir des règles, ajoute-t-elle. Et quand je dis nous, je veux bien évidemment dire : moi.

Je rigole mais m’arrête dès qu’elle me lance un regard noir capable de me briser en deux.

— Vos règles sont les miennes.

— Déjà, nous allons nous tutoyer. J’ai l’impression de parler à mon grand-père.

J’acquiesce et la laisse continuer.

— Je choisis les programmes à la télé. Tu m’as l’air du genre attaché à Noël, et je déteste ça.

Elle lève un doigt, puis un deuxième.

— Je travaille de chez moi. Je ne veux pas être dérangée. Pas de bruit inutile, pas de questions stupides, et surtout, pas de discussion avant mon premier café de la journée.

Elle lève un troisième doigt. Cette fille est folle à lier. J'adore.

— Tu relèves la lunette des toilettes et tu ne laisses pas trainer de poils dans la salle de bain.

Elle a vraiment le sens du détail.

— Marché conclu, je réponds aussitôt.

Elle plisse les yeux, méfiante.

— Tu acceptes un peu trop facilement.

— Je suis un colocataire exemplaire. Discret, silencieux…

Je désigne mon pull d’un geste théâtral.

— …et avec un sens du style irréprochable.

Cléo étouffe un rire, mais Sélène reste impassible.

— On verra, tranche-t-elle en croisant les bras.

Je capte pourtant une lueur au fond de ses yeux. Amusement ? Intrigue ? Difficile à dire. Mais une chose est sûre, le défi est lancé : je serai le meilleur des colocataires.