Fyctia

— Hé ! Par ici !

Cléo m’appelle depuis une table proche, et le lien se brise. Ma respiration reprend un rythme normal, mon cœur se calme. Puis, comme si rien ne s’était passé, je me détourne de lui pour rejoindre ma meilleure amie à quelques tables de lui. Je pose mon écharpe sur la chaise et m’assois face à Cléo qui est dos à l’inconnu. Il continue de me fixer, un léger sourire aux lèvres. Je devrais être inquiète, presque apeurée. Après tout, on peut rencontrer des psychopathes partout, y compris dans un bar. Pourtant, son regard provoque une succession de picotements sur ma peau. Je ne me sens pas à mon avantage ce soir, malgré la touche de maquillage que j’ai appliquée avant de partir. Je suis presque flattée d’attirer à nouveau le regard d’un homme sur moi. Ça n’était pas arrivé depuis ma rupture brutale le soir de Noël.

— Cléo appelle Sélène !

Elle agite sa main devant mes yeux et me tire de mes pensées. J’ouvre ma doudoune d’un coup sec et soupire de soulagement. Je commençais à avoir trop chaud. Maintenant que je suis assise, je ne le vois plus et j’en suis presque déçue. Je chasse cette pensée de ma tête et me concentre sur ma meilleure amie.

— Charlie a mis nos casse-noisettes…

— J’aurais dû te prévenir, commence Cléo avant que je ne l’interrompe.

— Et tu m’as envoyée la date la plus importante de notre carnet…

Pourquoi chacune de mes phrases s’échoue comme un murmure ? Elle plante ses yeux verts dans les miens, replace ses lunettes du bout de son index et se dandine sur sa chaise, mal à l’aise.

Charlie nous interrompt et pose devant moi une bière aux épices de Noël que j’aime tant. Faire une croix sur cette fête ? Oui. Dire non à une bière aussi bonne ? Jamais.

— Crache le morceau, Cléo.

Ma voix perce à travers le brouhaha ambiant. Je bois une gorgée de ma boisson ambrée aux arômes d’orange et de cannelle. L’amertume sur ma langue se mêle au doux parfum des épices. Ma meilleure amie, elle, tient sa tasse de chocolat chaud si fort que j’ai peur qu’elle ne la brise. Elle est si confiante en temps normal que je la reconnais à peine ce soir. Elle va prendre des pincettes, je le sais, et je déteste ça.

— J’ai eu un souci avec une réservation aujourd’hui.

Elle émet un petit rire avant de continuer :

— Rien de bien méchant, mais ça met un voyageur dans l’embarras.

Ses doigts tapotent nerveusement contre la porcelaine de la tasse. Je sens que je ne vais pas aimer la suite.

— Il est dans une espèce de quête spirituelle, ce week-end était important pour lui. Il pourrait repartir chez lui, mais… Oh, Sélène, si tu avais vu son regard briller quand il m’a raconté qu’il avait eu le cœur brisé le soir de Noël !

Je grimace. Elle s’est laissée embobiner par un beau parleur, très bien. Mais qu’est-ce que je viens faire là ?

— Tu as une chambre de libre et des factures qui s’accumulent, je me disais que…

— Non !

Ma réponse fuse avant même qu’elle ne finisse sa phrase. Mes doigts se crispent autour de mon verre, mes épaules se raidissent. Non, non et non. C’est hors de question.

Avoir un point commun avec lui ne lui donne pas le droit de l’inviter chez moi. Et utiliser l’argument des factures est petit, même venant d’elle. Elle sait que j’ai dû mal à joindre les deux bouts depuis que j’ai démissionné de mon poste de rêve pour me lancer à mon compte.

— … tu pourrais l’héberger chez toi ce week-end.

Elle l’a dit. Elle a osé prononcer la fin de sa phrase. Un poids tombe dans mon estomac, ma gorge s’assèche.

— Tu devrais boire avant que ta bière ne devienne chaude et réfléchir à ce que je viens de te dire, me dit-elle comme si c’était la demande la plus anodine au monde.

Cléo boit une longue gorgée de son chocolat chaud, son regard ancré dans le mien. Elle a retrouvé l’assurance qui la caractérise tant. Face à son obstination, je sais que je suis foutue. Mais il est hors de question que j’accueille un inconnu chez moi. Et encore moins un homme. Si elle aime prendre des risques, tant mieux pour elle. Ce n’est pas mon délire.