Fyctia

13 décembre 2025

Affalée dans mon canapé, je dévore un pot de glace au chocolat. Ma préférée, de chez Cathy’s Ice. Ce n’est pas commun d’en manger à l’approche de l’hiver, mais cette année, j’ai décidé de ne rien faire comme le veut la tradition. Pas de papillotes, pas de clémentines, pas de pull moche de Noël. Juste une tenue confortable et la meilleure crème glacée de toute la ville.

L’avantage d’aller dans sa boutique fétiche en plein mois de décembre, c’est qu’il n’y a personne. Les touristes débarquent en masse à cette période de l’année. Notre ville, bien que petite, est réputée pour son triathlon de Noël. Chaque année, en décembre, à Éverestelle, cet événement sportif unique en son genre attire tous les regards. C’est le plus original de tous, il mériterait d’avoir sa propre émission télé.

Je n’y ai participé qu’une seule fois, avec ma meilleure amie… et lui.

Je secoue la tête pour effacer ce souvenir douloureux et me délecte d’une énorme pépite de chocolat. Cette glace fond en bouche comme un nuage de douceur. Enroulée dans mon plaid préféré, bleu aux motifs dorés, je regarde les téléfilms de Noël bourrés de clichés au point de faire pleurer un insensible : la jeune femme qui revient dans son village natal couvert de neige, retrouve un ancien flirt et finit avec lui.

Je grimace, la cuillère pleine de glace encore dans la bouche. C’est d’un ridicule exaspérant, et bien que je sache pertinemment que la fin sera heureuse, je me languis de voir un jour une fin plus réaliste. L’amour ne triomphe pas à Noël, au contraire. Il se fane, il s’effrite, il se meurt…

Mon téléphone sonne et me tire un soupir d’exaspération. Le visage de ma meilleure amie tirant la langue apparaît sur mon écran. Nous sommes samedi, ni elle, ni moi ne travaillons, et je sais très bien pourquoi elle m’appelle. Je décroche sans prendre la peine de la saluer.

— Sélène, ne me dis pas que tu es encore en pyjama en train de t’empiffrer de cochonneries ?

Je grogne et enfonce ma grosse cuillère dans le pot en train de fondre. Je déteste quand elle commence une phrase par mon prénom. On dirait ma mère qui me passe un savon comme quand j’avais dix ans.

— Je ne suis pas en pyjama, je réponds d’un ton las.

— Une grenouillère panda EST un pyjama, ma vieille !

Elle m’exaspère, j’ai toujours l’impression qu’elle a caché des caméras dans mon appartement. Je baisse les yeux vers ma tenue du jour : une combinaison pilou-pilou noir et blanche. La capuche qui pend dans mon dos est une tête de panda avec des oreilles trop mignonnes. C’est confortable et j’adore les pandas. Je ne vois pas où est le problème.

— Je n’ai rien de prévu aujourd’hui, je peux bien me reposer un peu devant la télé.

— Films d’horreur ou comédies romantiques ?

— Quelle différence ? Pour moi, c’est exactement la même chose.

Elle souffle au bout de la ligne. Je l’imagine pincer l’arête de son nez et remonter ses lunettes rondes dans un geste lent en proie à une exaspération profonde.

— J’accueille mon nouveau locataire dans une heure. Mais après ça, toi et moi, on sort !

Je marmonne une réponse que je ne comprends pas moi-même. Je ne peux rien refuser à ma meilleure amie. C’est comme ça depuis que nous avons quinze ans.

Une heure, ça me laisse le temps de déguster un peu plus de glace et de me faire un brin de toilette. Dompter ma crinière blonde et rendre mon teint un peu moins fantomatique.

— Tu n’en as pas marre de voir des inconnus défiler dans ton appart’ ? je lui demande, intriguée.

Je n’ai jamais compris comment elle pouvait chaque jour croiser un inconnu avec qui elle partage sa salle de bain et ses toilettes, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Pour elle, c’est un moyen comme un autre de mettre du beurre dans les épinards. Moi, je ne pourrais jamais. Trop peur de tomber sur un psychopathe ou, pire, sur quelqu’un qui oublie de tirer la chasse. À chaque fois que je lui en parle, elle me répond que j’ai une imagination débordante et m’assure qu’elle ne craint rien.

— Avec le triathlon qui se prépare, impossible de m’en lasser. Je double mon chiffre d’affaires. Et puis parfois, certains locataires ne sont pas si mal que ça.

Elle rigole comme une enfant prise en flagrant délit. Combien de fois elle m’a appelé pour m’expliquer que la soirée a dérapé et que la location de la chambre d’ami n’a servi à rien puisque le locataire a dormi dans son lit à elle ?

Cléo est un véritable électron libre. Je ne l’ai jamais vue dans une relation sérieuse. Elle préfère papillonner en attendant de rencontrer son prince charmant. Tout le contraire de moi. Je ne butine pas de fleur en fleur et je ne cherche pas l’homme parfait. Tout simplement parce que je sais qu’il n’existe pas.

— Tu devrais essayer, ça t’aiderait à garder ton appartement.

Elle marque une pause avant d’ajouter :

— Et à faire des rencontres...

Je grogne.

— Un inconnu dans mon appart’ ? Et puis quoi encore ? Lui filer mes codes Netflix et lui proposer d’élever un Tamagotchi à deux tant qu’on y est ?

Cléo ne répond rien, trop occupée à rigoler. Je décide de passer à mon interrogatoire comme à chaque nouvel arrivant.

— Il reste combien de temps celui-là ?

— Deux jours seulement.

Rien d'étonnant. Ceux qui louent sa chambre viennent surtout visiter la ville le temps d’un week-end avant de repartir aussi vite qu’ils sont arrivés. En été, les voyageurs font une halte pour découvrir les lacs qui bordent nos montagnes. Ce n’est qu’à l’occasion du triathlon qu’elle réussit à louer pour toute la semaine, parfois plus.

— Son prénom ?

— Enzo.

— Sympa. Quel âge ?

— Trente-deux ans.

Sept ans d’écart avec ma meilleure amie, mais ce n’est qu’un détail pour elle. Je poursuis mon interrogatoire :

— Et sa note ?

— Il n’en a pas.

Je marque une pause. Pas de note, pas d’antécédents, pas moyen de savoir si mon amie sera en sécurité avec lui.

— Mais je sais qu’il vient avec sa copine.

— Ah, là, ça me rassure presque, je réponds d’un ton sarcastique.

— Sélène… soupire Cléo.

Je pouffe de rire. Cette conversation, nous l’avons eue des centaines de fois, mais je ne m’en lasse pas.

— Dans une heure ! Répète-t-elle d’un ton plus dur. Enlève ta grenouillère et mets des vêtements acceptables pour un bar.

— Un jogging est une tenue assez…

— Tu m’as comprise, m’interrompt-elle avant de raccrocher.

Je ne peux pas lui en vouloir de me secouer. Si elle n’était pas dans ma vie, je passerais mes journées allongée sur mon canapé à avaler une quantité trop impressionnante de sucre.

Cléo a raison, il est temps de cesser de me morfondre, de me négliger. Elle sait que décembre est un mois difficile pour moi, et c’est comme si elle attendait que je me relève enfin. Mais la blessure reste vive dans mon esprit, dans mon cœur. J’ai bien remonté la pente, mais pas autant que je l’aurais voulu. Je pensais être plus forte que ça. Pourtant, à l’approche de Noël, la cicatrice sur mon cœur s’ouvre un peu plus chaque jour.