Fyctia

Je sors du bureau de poste et prends la direction des bureaux d’Adam, sur la Cinquième Avenue, juste à côté du Flatiron Building. Ce qui explique pourquoi on s’est croisés hier : c’est littéralement à deux pas de chez moi. Mais ça n’explique pas qu’on se soit recroisés une seconde fois, plusieurs rues plus bas.

Peut-être que…

Non. Non. Non. Stop. Ce n’est pas un livre, un film ou une série. Ce n’est pas une comédie romantique. Ce n’est pas un signe de l'univers, encore moins un coup de foudre, ou quoi que ce soit d'autre. C’est un pur hasard. Une simple coïncidence. Je vais lui remettre ces chaussettes, puis on n’en parlera plus. Je n’y penserai plus. Je ne le recroiserai plus. Fin de l’histoire.

Je pousse un soupir et pénètre dans l'édifice. Après m’être annoncée à la réception de l’immeuble, je prends l’ascenseur, jusqu'au vingt-cinquième étage. Je pousse la porte vitrée face à moi, mais elle ne bouge pas d’un pouce. Evidemment. Il faut un badge, que je n'ai pas. La réceptionniste, d’une quarantaine d’années, m’aperçoit et déverrouille à distance, tout sourire.

— Bonjour, je la salue poliment. J’ai un paquet pour Adam Pembroke.

Elle tend les mains, prête à le réceptionner. Derrière elle, un open space élégant, baigné de lumière, où résonne une playlist de Noël. Des guirlandes dorées et des boules rouges ornent les murs et les cloisons. L’ambiance est étonnamment chaleureuse.

— Bien sûr. Vous avez besoin d’une signature ?

— Je ne suis pas…

Ma voix se coupe. Je ne suis pas une livreuse. Mais si je le précise, elle appellera probablement Adam. Ai-je envie de le voir, ou est-ce que je préfère déposer ce colis et repartir au plus vite pour l’oublier pour toujours ? Je reste figée sur place, incapable d’articuler. J’hésite.

— Vous aviez rendez-vous, peut-être ? suggère gentiment la réceptionniste.

Je pince les lèvres. Oui ? Non ? Pas vraiment ? Je n’en sais rien, à vrai dire.

— Je… Non. Transmettez-lui simplement le paquet. Bonne journée.

Je fais demi-tour, direction l’ascenseur. Voilà, c’est fait. C’est terminé. Je tourne la page. Les portes s’ouvrent, et je manque de percuter l’homme qui en sort, les bras chargés de gobelets en carton et de petits sacs en papier. Pas n’importe quel homme. Adam. Je me fige. Il me fixe de ses yeux magnifiques, et quand nos regards se croisent, j’ai l'étrange sensation qu’il sonde mon âme.

— Bonjour, souffle-t-il.

— Bonjour, je réponds à mi-voix.

— Vous êtes venue.

— Je m’y étais engagée.

Il hoche la tête en se raclant la gorge et pousse la porte vitrée vers l’intérieur des bureaux.

— Venez, m’invite-t-il simplement.

Je pourrais lui dire que j’ai déposé les chaussettes à sa réceptionniste, lui souhaiter une bonne journée, et repartir. Mais, sans trop savoir pourquoi, je le suis.

— Bonjour Helena, lance-t-il à la réceptionniste.

— Bonjour monsieur Pembroke. Vous avez reçu un colis de…

Elle tourne la tête vers moi, comprenant sans doute que je n’étais pas simplement livreuse.

— Madame ? m’interroge-t-elle.

— Winthrop, je réponds.

Les yeux d’Adam se posent sur moi, me jaugeant, et je n’entends plus aucun bruit. L’intensité de son regard me cloue sur place et semble tout effacer autour de nous. Le reste du monde devient inexistant.

— Isla, je souffle.

— Suivez-moi, Isla.

Sa voix est douce, mais teintée d'une autorité naturelle, presque magnétique, qui me fait frissonner. Cet homme a manifestement l’habitude d'ordonner. J’attrape le colis que me tend Helena et m’exécute. Il m'emmène dans une salle de réunion vitrée, à quelques pas de l'entrée. Nous sommes seuls, mais il n’y a aucune intimité. Comme une bulle parmi les bureaux.

Il dépose sa cargaison, sans doute des cafés et des pâtisseries. Quelque chose me frappe. Il est PDG. Et c’est lui qui apporte le café. Je l’imaginais très différemment. Du genre à se faire servir, à ne pas se mêler aux petites tâches. Manifestement, je me suis trompée. Il semble attentif, impliqué. Cette image ne concorde pas avec celle de l’homme qui m’a reproché notre collision hier matin.

— Isla ?

Sa voix me tire de mes pensées. Il utilise mon prénom. Pour la deuxième fois. Pas « Madame Winthrop ». Isla. Et ça sonne étrangement doux dans sa bouche. Non. Ne t’engage pas sur cette pente, Isla. Tu es venue livrer les chaussettes. Point final. Il tend la main vers moi, et mon premier réflexe est de la saisir… avant de me raviser. Il ne veut pas me toucher, il attend le paquet. Mon cerveau doit être court-circuité, pourquoi ai-je pensé à son contact plutôt qu’à la livraison ?

— Je suppose que c’est pour Charlotte, dit-il doucement.

— Oui, je réponds en tendant la boîte. Et… pour vous aussi, en fait.

Il fronce légèrement les sourcils en ouvrant le colis, intrigué.

— J’avais plus de tissu que nécessaire, j’explique, empressée. Je… J’ai pensé que votre fille serait sans doute heureuse de partager sa tradition avec vous.

— Ma nièce, corrige-t-il en débarrassant les chaussettes du papier de soie.

— Oh…

Sa nièce. Pas sa fille. Il n’est pas père. Il est oncle. Voilà qui change tout. Un oncle attentionné qui emmène sa nièce au marché de Noël. Donc potentiellement sans le bagage émotionnel du divorce ou de… pire encore. Mais qu’est-ce que je fais ? Tout ça ne veut rien dire, et ne prouve certainement pas qu'il est célibataire. Et pourtant… il était seul. Les deux fois où je l’ai croisé. Je secoue légèrement la tête. Ne t’embarque pas sur ce chemin, Isla. Ne recommence pas.

— Je… Et bien tant pis, gardez là. De toute façon elle est déjà brodée. Et je ne connais pas d’autre Adam.

— Charlotte sera ravie, répond-il avec un sourire. Ces chaussettes sont magnifiques. Je suis certain qu’elle voudra les accrocher dès ce soir.

Les accrocher. Au même endroit ? Mais pourquoi est-ce que j’essaye d’analyser la moindre de ses phrases ? Il doit percevoir la recherche de compréhension dans mes yeux.

— Charlotte vit avec moi, explique-t-il. C’est… Une longue histoire. Mais oui, nous vivons tous les deux. Merci pour cette attention, c’est vraiment… touchant.

Tous les deux. Voilà. Confirmation du célibat, mais il n’est pas seul, finalement. Il élève une enfant, ce qui, en fin de compte, le rend encore moins disponible que s’il était déjà engagé dans une relation. Fin du fantasme. Je me ressaisis.

— Ce n’est rien. Je vais vous laisser…

— Non, attendez, lance-t-il en attrapant son portefeuille.

— Non, je vous assure, je ne l’ai pas fait pour l'argent. Considérez-le comme un cadeau pour Charlotte. Et, j’ai oublié de vous dire… j’ajoute timidement. essayez d’approcher les chaussettes d’une source de chaleur. Ça devrait vous plaire.

Il me sourit. Un sourire qui arrête tout sur son passage. Mon cœur manque un battement.

— Laissez-moi au moins vous rembourser le matériel.

— C’est inutile, j’insiste, en tentant de garder ma contenance.

— Dans ce cas, que diriez-vous d’un rendez-vous ?