Fyctia

La stupeur me cloue sur place. Et dire que j’ai éprouvé de la compassion pour lui. Mais en voyant ses traits tendus et la désolation sur son visage, ma rancune se fissure aussitôt. Et dès que mes yeux croisent ceux de Charlotte, je n’éprouve plus que de l’empathie. Je soupire doucement, résignée.

— J’ai justement acheté de quoi confectionner des chaussettes de Noël pour mes neveux et nièces. Si tu veux, je peux t’ajouter à ma liste.

Les éclats de joie dans ses yeux me réchauffent instantanément. J’ai pris la bonne décision.

— Je… commence l’enfoiré du coffee shop, visiblement mal à l’aise. Je ne sais pas…

— S’il-te-plaît, insiste Charlotte en tirant sur la manche de son manteau.

— Bon, d’accord, cède-t-il finalement avec un soupir.

Il relève les yeux vers moi. Bon sang, qu’est-ce qu’ils sont beaux. Qu’est-ce qu’il est beau. Encore plus que dans mes souvenirs.

— Je vous remercie. A combien me la vendriez-vous ?

Aucune méchanceté dans son regard. Aucune ironie dans sa voix. Seulement un père prêt à offrir tout ce qu’il peut à sa fille. Et ces yeux… Ce sourire à moitié contenu… Je décide d'être joueuse. Après tout, aucune mère dans le tableau, d’après ce que j’ai compris de leur conversation.

— Un café, je suggère.

Il fronce légèrement les sourcils, visiblement intrigué. Et soudain, je comprends qu’il n’a absolument aucune idée de qui je suis. L’agacement monte en flèche.

— Sérieusement ? Le monde autour de vous est à ce point insignifiant ? Vous m’avez renversé votre café dessus ce matin.

Un sourire en coin étire doucement ses lèvres.

— Non, corrige-t-il. Vous m’avez renversé votre café dessus ce matin. Et je ne sais pas ce qu’il y avait dedans, mais c’était sacrément collant.

— Du sucre d’orge, je marmonne en m’éloignant.

— Attendez !

Il attrape ma manche, puis la relâche aussitôt quand mes yeux se posent sur sa main. Il recule d’un pas, comme s’il avait touché une flamme.

— Je ne voulais pas vous vexer. Je suis navré. Cette chaussette est vraiment importante pour Charlotte. Sa…

Il hésite puis baisse la voix.

— Sa mère nous a quittés en début d’année. Je suis prêt à payer ce que vous voulez.

Ma gorge se serre. Voilà, il m’a amadouée. Touchée en plein cœur. Il n’avait pas besoin de cette histoire pour que je cède, en réalité. J’avais déjà pris ma décision en voyant l’espoir dans les yeux de cette petite fille. Mais tout de même, il mérite ma mesquinerie Je croise les bras comme je le peux avec mes achats.

— Deux cents dollars, je réponds, l’air sérieux.

— Quoi ? s'étrangle-t-il. Mais vous êtes… N’importe quoi. C’est absurde.

Je hausse les épaules.

— S’il-te-plaît, souffle Charlotte.

— Il semblerait que vous soyez à court d’option. A moins que vous ne préfériez tenter votre chance ailleurs, bien sûr.

Ses yeux me lancent des éclairs, mais je sens qu’il va céder.

— Bien, répond-il en sortant son portefeuille.

Il va vraiment me donner deux cents dollars, là, comme ça ? Sans discuter ?

— A ce prix-là, reprend-il en me fixant, j’imagine que la livraison sera effectuée en personne ?

— Dès demain, j’affirme avec aplomb.

Il me tend une carte de visite.

— Dans ce cas, je vous attends demain matin. Paiement à réception, évidemment.

Bon sang, l’assurance que cet homme dégage est absolument… Je baisse les yeux vers Charlotte et lui souris, incapable de contenir les pensées qui me traversent.

— Gardez votre argent. Disons simplement que la magie de Noël a frappé pour toi aujourd’hui, Charlotte.

Elle me remercie, et ses yeux brillants sont plus que suffisants. Je tourne les talons sans saluer l’enfoiré du coffee shop. Une fois hors de sa vue, je jette tout de même un coup d’œil à la carte : Adam Pembroke, PDG, Pembroke Ventures.

Adam. PDG. Son entreprise.

Je ne peux m’empêcher d’être impressionnée. Et légèrement intimidée. Tout un tas d’autres émotions me traversent en me repassant notre interaction et ce regard capable de me faire vaciller. L'une d'entre elles me réchauffe tout particulièrement. Mais merde, ce n’était pas une raison pour être malpoli ce matin. Il doit faire partie de ces PDG qui se croient supérieurs juste parce qu’ils ont un peu mieux réussi que les autres.

Peu importe. Je ne penserai plus à lui. Ni à ses yeux qui semblent prêts à avaler mon âme tout entière. Je vais lui livrer cette chaussette. Et après, je l’efface définitivement de mes pensées. Ou du moins, autant que possible.