Fyctia
Chapitre 5 (1/2)
Je suis assise en tailleur sur le tapis du salon, le dos calé contre le canapé. Tout mon matériel est étalé autour de moi, à portée de main. J’ai commencé il y a deux heures, et j’ai déjà terminé toutes les petites décorations au crochet. J’ai été étonnamment rapide, et je dois avouer que je suis plutôt fière de moi.
J’ai finalement décidé de créer mes propres modèles et de me laisser guider par mon inspiration. Il faut dire que quand j’ai zoomé sur les chaussettes que j’avais enregistrées plus tôt sur mon téléphone, il était difficile de ne pas éclater de rire. Heureusement que personne n’y a regardé de trop près ce midi, elles n’avaient aucun sens : un renne avec six pattes, un bonhomme de neige avec trois bras… L’intelligence artificielle peut s'avérer pratique, mais elle a encore du chemin à faire. Ce n’est pas demain qu’elle prendra le contrôle du monde. Ou alors peut-être le contrôle d’un monde dans lequel les humains auraient quatre bras.
J’ai déjà dessiné le patron d'une première chaussette sur le tissu qu’Henrietta m’a conseillé. Il est d'une douceur incroyable, la texture idéale pour ce que je m’apprête à en faire.
Alors que je commence à le découper, une pensée me revient : elle m’a dit de le chauffer. Intriguée, je prends le bout de tissu fraîchement découpé et m’approche de la cheminée. Enfin… de ma fausse cheminée. C’est presque impossible de trouver un appartement qui possède un foyer fonctionnel à Manhattan. Mais l’an dernier, en pleine crise de Noël, j’ai craqué. L’ambiance manquait à l’appel, et j’ai investi dans une cheminée électrique. Les flammes sont plutôt convaincantes, si on ne s’approche pas trop, et elle chauffe vraiment.
Je tiens le tissu rouge près de la chaleur quelques instants, sceptique. Et soudain… il vire au vert. Je recule d’un petit bond et rapproche le tissu de mon visage. C’est à peine croyable. Il vient vraiment de passer du rouge Père-Noël au vert sapin juste parce que je l’ai laissé devant la cheminée ? Je ne peux m’empêcher de sourire, émerveillée comme une enfant. Je suis bluffée. Henrietta est un génie. Ce tissu est exceptionnel. J’ai bien un ou deux vernis à ongles thermoréactifs, mais je n’avais aucune idée que ce genre de chose existait en textile. Une chose est sûre : ces chaussettes vont être uniques.
Je retourne à mon ouvrage, enchantée. Je couds une chaussette, puis deux, puis cinq. Mes mains s’activent, mes gestes sont précis, presque automatiques, comme si je faisais ça depuis toujours. J’y prends un vrai plaisir. J’ajoute la fourrure, si douce que j’ai envie de la frotter contre mon visage, sur le haut de chaque chaussette, puis je brode les prénoms avec du fil doré. Grace. Clara. Aiden. Charlotte. Adam.
Adam ? Comment ça Adam ?
Je l'ai fait inconsciemment, mais… pourquoi ? L’enfoiré du coffee shop ne mérite clairement pas une chaussette. Même pas une chaussette sale. Quoi que, je connais des gens qui aiment ça, alors… ce ne serait peut-être pas une punition pour lui. Je me raidis. J’espère qu’il n’est pas de ce genre-là.
Je sais pourquoi je l’ai fait. Pas pour lui. Du moins, je ne crois pas. Je l’ai fait pour Charlotte. Elle a apparemment déjà perdu sa maman cette année. D’ailleurs, divorce ou… Non, ne pense pas à ça, Isla. Peu importe. Ce qui compte, c’est qu'elle pourra partager sa tradition avec son père. C’est ce que moi j’aurais voulu à son âge.
Je reprends mon travail. J’ajoute les décorations que j’ai brodées. Des petits flocons et paquets cadeaux sur chaque chaussette, puis un élément central pour les personnaliser : un renne pour Clara, un bonhomme de neige pour Aiden, un Père-Noël pour Grace… et aussi un pour Charlotte, qui doit avoir à peu près le même âge.
Et pour Adam ? Un sucre d’orge. Parfait. Voilà qui devrait lui rappeller le café qui a tâché son manteau. Et sans doute la facture de pressing. Je souris, un peu mesquine.
Je me relève douloureusement. Quatre heures que j’y suis, mon dos commence à me le faire sentir. Mais il ne reste que la touche finale. Je file me préparer un chocolat chaud dans la cuisine, avec un bâton de cannelle, mon petit rituel sacré de décembre. Je rapporte la boîte dans le salon et je glisse un demi-bâton de cannelle dans chacune des petites poches secrètes que j’ai prévu à cet effet. Maintenant, les chaussettes sont parfaites.
Je les emballe soigneusement dans du papier de soie puis les place dans des petits cartons. Heureusement, grâce à mon… activité, j’ai toujours ce qu’il faut sous la main côté emballage.
Je dépose le tout dans l’entrée puis m’écroule sur le canapé, épuisée mais contente de moi. Je lance une série en fond sonore, et je regarde enfin mon téléphone. Je soupire. J’ai reçu une dizaine de notifications de mon application commerciale. Dix nouvelles demandes de photos. Ça ne s’arrête jamais. Oui, c’est de l’argent facile… mais j’ai de plus en plus l’impression de devoir être à la disposition des clients sans arrêt. Et c’est sans compter les clients qui eux m’envoient des photos non désirées…
Au moins, aucune de ces demandes n’est une commande personnalisée. J’envoie donc une seule et même photo à tout le monde. A vingt dollars comme tarif de base, je viens de m’en faire deux cents en quelques clics. Comme je disais : de l’argent facile. En six ans, j’ai bien compris comment ça marche.
Tout a commencé par hasard : un simple message sur Instagram, auquel j’ai répondu. J'avais tout quitté pour un homme qui n’en valait pas la peine. J’étais seule, et j’avais besoin de payer mon loyer. J’ai dit oui. Une fois, puis deux. Puis dix.
C’était facile, ça ne faisait de mal à personne, je ne le prenais pas au sérieux. Après tout, ce ne sont que des pieds. Alors j’ai recommencé. Puis, j'ai découvert une plateforme qui me permettais de le faire en toute sécurité. Payante, mais anonyme Depuis, je gère tout dessus. Trente mille abonnés, dont une poignée de clients très fidèles. Je gagne plutôt bien ma vie, et presque personne ne le sait.
Dans mon entourage proche, Kat et Anna, mes deux meilleures amies, sont les seules qui ne sont pas promptes à me juger. Je leur envoie rapidement un message dans notre conversation groupée pour leur indiquer que je suis bien rentrée, et que je leur raconterai cette journée demain. Je n'en ai pas envie ce soir.
Je me déconnecte de l’application et décide d’aller me coucher. Mais, une fois allongée dans mon lit, je me retourne dans tous les sens. Impossible de trouver le sommeil. Mon esprit refuse de se calmer après cette riche journée. L’enfoiré du coffee shop. Ma famille. Toute cette histoire de chaussettes. A nouveau l’enfoiré du coffee shop. Adam.
74 commentaires
Patrick de Tomas
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Il y a 2 jours
Charlyemorand
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Il y a 5 jours
Lunedelivre
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Il y a 11 jours
Emilie Hamler
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Il y a 13 jours
Angel Guyot
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Il y a 13 jours
Soäl
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Angel Guyot
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Il y a 14 jours
Manonst
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Il y a 14 jours
Thalie C
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Il y a 14 jours
mima77
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Il y a 15 jours