Fyctia

Je pousse un long soupir en m’enfonçant dans le canapé, à peine rentrée chez moi. Une bonne partie de la journée s'est déjà envolée. J’ai gâché mon dimanche. J’ai envie de m'enrouler dans un plaid, devant une série ou avec un bon livre, un chocolat chaud entre les mains. Mais je ne m’en laisse pas le droit. Il reste encore un peu de temps pour transformer cette journée.

Et surtout, j’ai une promesse à tenir : fabriquer des chaussettes de Noël. Les enfants comptent sur moi, et je refuse de les décevoir. Bien sûr, je pourrais simplement en acheter des toutes faites, les glisser dans un joli colis et les leur envoyer comme si je les avais confectionnées. Mais ce serait tricher. Ce ne serait pas moi. Leurs yeux brillaient tellement. J’ai envie de leur faire ce cadeau.

Heureusement, je n’ai pas menti sur toute la ligne. Je crée réellement les chaussettes que je vends. J’aime le crochet, les activités manuelles m’ont toujours détendue. Je suis plutôt douée, en vérité. Alors je sais que je peux le faire.

Je remets mon manteau et descends les cinq étages qui me séparent de la rue. J’ignore l’entrée du métro. Je sais exactement où aller. Je suis certaine de trouver tout ce dont j’ai besoin au marché de Noël de Union Square, sur la seizième rue. Mon préféré. J’habite sur la vingt-quatrième rue, côté ouest, et mon appartement donne sur le Madison Square Park. En descendant Broadway, j’y serai en moins de dix minutes.

La marche me fait du bien. L’air est frais, presque mordant, mais vivifiant. La ville s’apaise doucement, se vidant progressivement de l’agitation du weekend. La nuit commence à tomber, rendant les lumières encore plus scintillantes.

J’ai toujours aimé les illuminations de Noël. Elles ravivent les rares souvenirs que je garde de ma mère, avant qu’elle ne parte. Elles me réconfortent, à leur façon. Je connais ce marché par cœur et, même si c’est ma première visite cette année, je suis presque certaine de trouver ma vendeuse de tissus préférée à son stand habituel. Je me faufile dans les allées bourrées de monde et je la repère rapidement.

— Isla ! s’exclame-t-elle en me voyant approcher. Je commençais à m’inquiéter. J’ai cru que tu avais déménagé.

Je lui adresse un sourire.

— Bonjour, Henrietta ! Non, je suis toujours là, fidèle au poste.

Son stand, une explosion de couleurs et de matières, régale mes yeux. Des tissus aux motifs variés, des pelotes de laine par centaines… Un véritable paradis pour les amateurs de crochets et autres DIY. Je viens la voir chaque année pour faire le plein de matériel, et à chaque fois, je repars avec bien plus que prévu.

— Je suis à la recherche de quelque chose d’un peu particulier cette année, je lui explique. J’aimerais fabriquer des chaussettes de Noël pour mes neveux et nièces.

Je lui désigne quelques pelotes aux couleurs parfaites pour crocheter de beaux bonhommes de neige, flocons et autres décorations de Noël à coudre sur la chaussette. Je choisis également un petit rouleau de fausse fourrure blanche pour border le haut des chaussettes. Elle m’emballe le tout, puis fouille dans ses rouleaux de tissus avec moi pour la base de la chaussette. Soudain, ses yeux s’illuminent.

— Attends, j’ai exactement ce qu’il te faut ! s’exclame-t-elle avant de disparaître derrière le stand.

Deux minutes plus tard, elle revient avec un rouleau de tissu rouge, épais et doux au toucher. Il est parfait.

— Il est un peu spécial, m’explique-t-elle, un sourire en coin. Je trouvais l’idée géniale, mais je ne savais pas trop ce que mes clients pourraient en faire… Mais toi, tu sauras !

— Spécial comment ? je demande en fronçant les sourcils.

Henrietta arbore un sourire mystérieux et m'adresse un clin d’œil.

— Il n’est pas seulement rouge.

Je regarde le tissu de plus près, mais… il me semble bien rouge. Un rouge on ne peut plus classique. Rouge Père-Noël. Henrietta s’esclaffe.

— En rentrant chez toi, laisse-le un peu près d’une source de chaleur. Tu verras.

Intriguée, je paye en la remerciant. Les bras chargés de fournitures, j’hésite à faire un petit tour dans le reste du marché, mais mes achats sont trop encombrants. Et je dois me mettre au travail : j’ai promis que les chaussettes seraient postées demain. Je me dirige vers la sortie du marché, mais un rouleau m’échappe presque des mains. Je me cale sur le côté d’un stand pour réorganiser ma cargaison.

— S’il-te-plaît… supplie une petite voix fluette.

— Je suis désolé Charlotte, répond une voix grave et profonde. On va essayer d’en trouver une ailleurs, je te le promets.

— Mais c’est ici que je la prends, d’habitude ! Maman m’y emmenait chaque année…

— Je sais, ma puce, mais le vendeur dit qu’il a déjà écoulé toutes ses chaussettes de Noël…

— C’est de ta faute ! s’exclame la petite fille. Je voulais venir la semaine dernière. Si tu m’avais écoutée, je l’aurais déjà !

Je n’entends pas un caprice. Ni même un vrai reproche. Simplement une infinie tristesse dans la voix d’une enfant. Je baisse les yeux vers le tissu entre mes mains. Je suis certaine de pouvoir faire au moins quatre chaussettes avec. Peut-être même cinq. C’est plus fort que moi, avant même que je n’ai le temps de réaliser ce que je suis en train de faire, j’avance d’un pas.

— Je suis désolé, ma puce reprend l’homme d’une voix douce. Je sais que tu aurais voulu venir l’acheter avec ta maman, mais…

— Excusez-moi, j’interpelle doucement Charlotte et son père. Je pense que je peux…

L’homme se tourne vers moi, et mon cœur manque un battement.

L’enfoiré du coffee shop.