Fyctia
Chapitre 3
Personne jusqu’ici ne m'avait jamais interrogé sur mon travail. Ils sont tous si égocentriques, si pressés de raconter leurs succès, qu’ils ne m’avaient jamais posé LA question. Et c’était bien pratique. Comment expliquer que je vends des photos de mes pieds à des inconnus sur internet depuis mes vingt ans ? C’était de l’argent nécessaire et facile au début, mais au bout de six ans, le justifier devient un peu plus délicat…
— Rien de très intéressant, j’élude.
Les enfants s’en fichent de toute façon.
— C’est vrai ça, intervient Lily. Nous ne savons même pas ce que tu fais dans la vie.
Et re-merde. Réfléchis, Isla. Réfléchis vite. Mon frère m’observe attentivement avec son air qui décode des témoins à la barre depuis quinze ans. Autant dire un radar à mensonges. Mais aussi… un expert dans l’art de manier les vérités. Et si je faisais ça, tout simplement ? Une vérité sélective. Bien choisie. Avec des photos de tes pieds, Isla, vraiment ?
— Ne t’en fais pas, Isla, dit Cal. On sait bien que… Tu sais.
Son air condescendant me hérisse instantanément.
— Non, Cal, je ne sais pas. Continue ta phrase.
— Cal, souffle Lily comme un avertissement.
Et voilà mon père qui arrive, il va s’y mettre lui aussi. « Je t’aurais payé des études Isla, tu n’avais qu’à demander ». Hors de question de les laisser gagner.
— Et bien… commença Cal, embarrassé.
— Figure-toi que je possède ma propre entreprise. Et elle se porte très bien, merci.
Et encore merde. C’est sorti tout seul. Ce n’est pas un mensonge. Pas vraiment. Je suis indépendante. Je gagne ma vie seule, et j’ai une forme d’activité commerciale.
— C’est merveilleux, Isla ! s’exclame mon père. Nous sommes très fiers de toi.
— Dans quel domaine ? demande Donovan.
Sérieusement ? Il s’y met, lui aussi ? Après toutes ces années à ne pas s’intéresser à plus que certaines parties de mon corps ? J’espère que mon visage n’est pas aussi rouge que je le crains. Tous les regards sont braqués sur moi. Je dois répondre. Mon cœur bat si fort qu’il m’empêche de réfléchir correctement. Concentre-toi Isla. Une vérité partielle. Assez crédible pour qu’ils te lâchent. Les décorations de la cheminée attirent mon attention et me sauvent la mise.
— Je fabrique des chaussettes. Et je les vends.
Silence. J'ai dit la vérité. En quelque sorte. Ce que je n'ajoute pas, c’est que ces chaussettes sont portées avant envoi, à la demande de certains clients. Certes, ce n’est pas très glamour, mais ça rapporte. Suffisamment pour maintenir mon train de vie. Mais quand je vois leurs têtes, j’ai déjà l’impression d’être en-dessous de tout. Alors que je voulais leur montrer que je valais mieux que ce qu’ils croyaient.
— Des chaussettes ? demande Grace, m’inspirant immédiatement une idée.
— Des chaussettes de Noël, je réponds en souriant. Personnalisées.
— Pour les pieds ou pour la cheminée ?
Autant m’éloigner tout de suite du sujet qui fâche.
— Pour la cheminée, bien sûr, je réponds le plus naturellement du monde.
Les enfants s’exclament, surexcités.
— Trop bien ! Tu me montres ? Tu peux m’en faire une ? demande Grace, les yeux brillants.
— Moi aussi, réclame Clara, tout aussi enthousiaste.
Et re-re-re-merde. Dans quel pétrin je me suis fourrée ?
— Bien sûr !
Je dégaine mon téléphone, la main fébrile. Je me tourne de façon à être la seule à voir mon écran et ouvre immédiatement un site d’intelligence artificielle. Comme quoi, la technologie, ça peut s’avérer utile. Quelques secondes plus tard, une dizaine de photos de modèles différents apparaissent. Je n’y regarde pas de trop près : il y a de la couleur, des rennes, des bonhommes de neige, des flocons… Ce sera bien assez. J’enregistre les photos sur mon téléphone et je tourne mon téléphone vers les enfants pour leur montrer les chaussettes imaginaires que je fabrique.
Sauf que… évidemment, maintenant, ils en veulent tous une. Je promets à mes nièces et mon neveu que je les leur posterai demain. Dans quoi me suis-je encore embourbée ?
— Eh bien, Isla, commence Cal avec un demi-sourire. Je ne me serais pas douté que tu étais si créative.
— Que veux-tu. Certains sont doués avec la loi, d’autres de leurs mains, je réplique.
Je sens le sourire grivois de Donovan sans même avoir à le regarder.
— Si tu as besoin d’aide pour les statuts de ton entreprise, je…
— Non merci, Cal. Je m’en sors très bien sans toi.
Mon verre est vide. L’excuse parfaite pour m’extirper de cette conversation. Je décide de m’éclipser un instant dans la cuisine, en quête d’un moment de répit, mais c’est sans compter sur mon père qui m’y rejoint. J’aurais plutôt dû faire semblant d’aller aux toilettes, au moins personne ne m’y aurait suivie.
— Isla, je suis très fier de toi. Mais tu sais, ta petite entreprise pourrait devenir bien plus rentable si…
Hors de question. Même si ce business n’était pas complètement fictif, pour rien au monde je ne le laisserais s'impliquer. Dans cette famille, rien ne vient jamais sans conditions ni contrepartie.
— Non, papa, je le coupe. Je ne veux pas de vous dans mes affaires. Je ne veux pas de vos conseils, je ne veux pas de votre argent, et je ne vous veux pas dans ma vie.
Oups. La dernière partie m’a échappée. Trop vite, trop fort. Ma poitrine se pince en voyant le regard peiné de mon père. La culpabilité me frôle, mais je la rejette aussitôt. J’ai de très bonnes raisons de vouloir les garder loin de moi, et je n’ai pas à m’excuser de vouloir protéger ma vie. De vouloir me protéger.
— Si c’est ce que tu penses… murmure-t-il avant de tourner les talons et de quitter la pièce.
Je reste là un instant et j’inspire profondément. Dois-je le prendre comme une invitation à partir ? Peu importe, je saisis cette échappatoire. Mon cœur se serre lorsque mon regard tombe sur le plateau visiblement végétarien préparé par le traiteur. Ils ont fait un pas vers moi. Mais finalement, c’est moi qui n’étais pas prête à revenir.
Je ne prends pas le temps de dire au revoir, pas même à Donovan. Me ruer dans ses bras après avoir vu ma famille n’est jamais une bonne idée. Je ne veux pas me montrer vulnérable. Avec qui que ce soit. Une fois dehors, j’appelle un taxi pour m’emmener à la gare, et je rentre à Manhattan. A tout ce que j’ai construit seule.
92 commentaires
petites.plumes
-
Il y a 2 jours
Patrick de Tomas
-
Il y a 4 jours
Charlyemorand
-
Il y a 6 jours
Juxbook
-
Il y a 11 jours
Angel Guyot
-
Il y a 11 jours
Ady Regan
-
Il y a 12 jours
Angel Guyot
-
Il y a 12 jours
Akiria.s
-
Il y a 12 jours
Angel Guyot
-
Il y a 12 jours
Emilie Hamler
-
Il y a 13 jours