Fyctia

Bon, objectivement, sa chemise devait coûter plus cher que ma robe et mon manteau réunis. Mais c’était la seule de ma garde-robe qui convenait vraiment. Et puis, j’ai perdu ma boisson préférée, ce petit plaisir qui était le seul rayon de soleil de la journée. Fichu, comme ma robe. Je sais que juger au premier regard, c’est nul, mais lui… Je suis certaine qu’il a une rangée entière de chemises blanches identiques, suspendues dans un dressing impeccable, juste à côté de sa salle de sport privée. Parce que oui, même à travers ses vêtements, et si j’en juge par l’impression de m’être encastrée dans un mur, il y passe beaucoup de son temps. Et voilà que, sans prévenir, mon esprit déraille. Je me surprends à l’imaginer sans sa chemise.

Non mais sérieusement, recentre-toi Isla ! Il va falloir que j’arrête la romance, ça me grille le cerveau. Les histoires d’ennemis qui tombent amoureux, c’est addictif dans les livres, mais dans la vraie vie ? Je me donne moins de deux minutes avant que ça ne me tape sur les nerfs. Et puis il faut que j’arrête de fondre devant chaque brun aux beaux yeux que je croise. Je suis ridicule.

Une amoureuse de l’idée de tomber amoureuse, voilà ce que je suis. C’est pathologique. Je fantasme sur le grand frisson, je cherche à provoquer des coups de foudre comme si c’était un sport. Je suis accro à cette tension du début. Ce jeu, cette attirance qui semble irrésistible, cette sensation grisante. Mais dès que ça devient concret, dès que les défauts apparaissent… tout s’effondre. Je me désintéresse aussitôt. Plus de magie, juste… la réalité. Et elle est rarement séduisante. J’aime autant refuser toute complication. Ce serait la porte ouverte vers la déception.

J'ôte ma robe et commence à passer en revue mes options. Je pioche dans mon armoire, sortant une robe après l’autre. Celle-ci est « trop courte », j’entends déjà mon père me signaler que je n’attirerai pas un mari « stable » avec ce genre de tenues. Parce que bien sûr, c’est tout ce dont je suis censée rêver. C’est bien connu, les plus grandes histoires d’amour ne parlent que de stabilité, pas de passion. Celle-là est « trop vive », ma belle-mère me considèrera encore comme l’excentrique de service. Les robes pulls sont très confortables, mais je sais ce que dira ma sœur, en se croyant drôle : « Ta tenue est… pratique. Une robe ou un pull, tu n'as pas su choisir ? »

Pourquoi je me les impose, déjà ? Finalement, les années passées sans leur parler n’étaient pas si mal. J’espère au moins qu’ils auront prévu quelque chose que je puisse manger, cette fois. Mais j’ai été claire avec mon père, lorsqu’il a insisté pour que je vienne. S’ils n’ont rien prévu pour moi, je repartirai. S’ils sont incapables de me faire sentir la bienvenue, qu’ils ne comptent plus sur ma présence à l’avenir. J’espère qu’ils auront compris la leçon. J’ai refusé de leur parler pendant plusieurs mois après l’incident du barbecue. Je sais que mon père tient à renouer avec moi. Mais ma belle-mère… Elle ne m’a jamais aimée, je le sais. Parce que, contrairement au reste de la famille, je ne rentre pas dans le moule. Son moule. Trop différente. Trop extravertie. Trop indépendante. Trop moi.

Je range toutes mes robes dans l’armoire. A la place, j’attrape un chemisier en soie rose pâle et une jupe en similicuir noire. Le mélange me semble parfait : moitié convenable, moitié… moi. Et si ça ne leur plaît pas, c’est leur problème. J’arrête de vouloir me conformer aux attentes de personnes qui ne font même pas l’effort de me respecter.

Je monte enfin dans le taxi et salue le chauffeur, qui semble déjà agacé d’avoir attendu. Le compteur a tourné, alors… Quelle différence ça fait, franchement ? Qu’il attende ou qu’il roule, il sera payé pareil. Le trajet promet d'être long et ce dimanche exténuant. Qu’est-ce qu’ils ont tous aujourd’hui ? Entre ce chauffeur bougon et le bel homme du… Non, Isla, tu ne penseras pas à cet enfoiré du coffee shop. Ni à ses maudits yeux bleus. Ni à ses cheveux qui avaient l’air si doux. Ni à la dureté de son torse quand tu t’es cognée contre lui.

Et merde, bien sûr que j’y pense. Je bascule la tête en arrière sur l’appui-tête en poussant un soupir, exaspérée par mon propre cerveau, alors que mon corps se réchauffe déjà. Bon sang, pourquoi et comment un homme que je n’ai jamais vu auparavant peut-il me faire autant d’effet ? Alors que ce n’est qu’un… L’enfoiré du coffee shop, voilà comment je vais l’appeler. Il est et restera l’enfoiré du coffee shop. Et puis, de toute façon, je ne le recroiserai jamais. Alors autant l’oublier. Même si je dois bien avouer qu’il est plutôt tentant de profiter du souvenir de son physique, bien plus attrayant que sa personnalité.