Fyctia

La file d’attente me semble interminable. Je m’agace, à la fois impatiente de récupérer mon café et appréhendant le reste de la journée. Je jette un œil à mon téléphone : mon taxi n’est plus qu’à quelques minutes. Comme à chaque visite, je dois le réserver à l'avance. Il est presque impossible de trouver dans la rue un chauffeur prêt à quitter New York pour Greenwich, et mon père n’apprécie pas le retard. Je soupire à la pensée de l’heure de trajet, si longue et à la fois trop courte, qui me sépare de l’univers aseptisé des banlieusards plus que fortunés, avec leurs sourires forcés et leurs conversations de façade. Un monde de faux semblants que j’abhorre plus que tout.

— Un latte au sucre d’orge pour Isla ! lance le barista.

Je m’avance pour récupérer mon gobelet sur le comptoir déjà décoré aux couleurs de Noël. Je le remercie et me dirige vers la sortie, un sourire aux lèvres. Cette boisson est tout ce dont j’avais besoin pour retrouver un semblant de joie dans cette journée et m’encourager à affronter ma famille. C’est d’ailleurs exclusivement pour cet arôme spécifique que je viens dans cette chaîne de cafés en particulier. J’en bois une gorgée, qui me donne paradoxalement immédiatement soif. A croire que j’aime me faire du mal. Mais il faut dire que mon faible pour le sucre est loin d’être petit. C’est même presque un miracle que je n’aie pas encore développé de diabète, vu la façon dont je mange.

Je resserre mon écharpe en prévision du froid de ce début décembre et pousse la porte. Même si les rues sont encore dégagées, l’air a cette odeur caractéristique de neige. J’adore ça. Une tempête se prépare sûrement. Elle aurait au moins pu avoir la gentillesse d’arriver aujourd’hui, pour m’éviter cette fichue réunion de famille.

Je pousse un petit cri en percutant un mur. Mais… comment ça un mur ? Il n’y a pourtant pas de mur ici, je connais cet endroit par cœur. Je recule d’un pas et je rougis. Un homme. Je viens de percuter un homme. Ou c'est lui qui m’a percutée. Ou bien on s’est rentrés dedans tous les deux. Une chaleur humide envahit mes cuisses. Du café. Je baisse les yeux pour évaluer les dégâts : l’avant de mon manteau est trempé. Je presse le tissu pour inspecter ma robe. Et merde. J’avais mis un temps fou à la choisir.

Je relève la tête vers l’homme qui n’est manifestement pas un mur. Ou alors… un très beau mur. Son manteau est ouvert. Une large tâche sombre s’étale sur sa chemise blanche.

— Désolée...

Son regard accroche le mien et mon cœur manque un battement. Ses yeux sont d’un bleu si profond que j’en oublie presque mon nom. Sa peau est légèrement hâlée, à peine marquée, il doit avoir une trentaine d’années. Sa barbe naissante, comme s’il avait oublié de se raser ce matin, est aussi sombre que ses cheveux courts, qui ont l’air incroyablement doux… Non mais qu’est-ce qui cloche chez moi ? Et pourquoi ai-je envie de passer la main dans ses cheveux ?

Je n’ai pas besoin de me secouer pour me sortir de ma rêverie. Il s’en charge lui-même.

— Vous pourriez faire attention, grommelle-t-il.

Ce retour à la réalité est… fracassant. C’est loin d’être le coup de foudre. En fait, c’est… un enfoiré. Je fronce les sourcils et regarde droit dans ses yeux, qui auraient pu continuer à me troubler s’ils n’étaient pas ceux d’un abruti fini. Certes, je n’ai pas vraiment regardé où j’allais. Mais lui non plus, visiblement. Ou alors, et c’est encore pire, il a simplement estimé que c’était à moi de m’écarter. Je cligne des yeux, et je laisse ma colère exploser.

— Vous savez quoi ? Je vous emmerde. Et je retire mes excuses. Vous ne regardiez pas où vous alliez, il me semble, et j’ai autant de votre café sur moi que vous du mien. Maintenant, je dois rentrer me changer alors que j’avais enfin trouvé la tenue parfaite. Vous excuser un minimum, j’imagine que c’est trop vous demander. Alors allez vous faire foutre.

Je le plante là, sans lui laisser la moindre chance de répondre. Son air médusé me suffit amplement. Mon téléphone vibre. Le taxi est arrivé. Merde. Je lui demande de patienter en remontant dans mon immeuble, à quelques pas du café. Tant pis pour le compteur qui tourne, mon père réglera la note. Je déteste prendre son argent, mais s’il tient tant que ça à ce que je vienne, c’est à ses frais, pas aux miens.

A peine le seuil franchi, j’enlève mon manteau et file mouiller un torchon pour tenter de le nettoyer. La tâche part plutôt bien, mais je sais que ce sera une tout autre histoire pour ma robe. Verte, évasée, parfaitement coupée juste au-dessus du genou, pas trop décolletée... Je soupire d'agacement en observant les tenues déjà étalées sur mon lit. Au fond, ce n’est même pas ma robe fichue qui m’énerve le plus. Les accidents, ça arrive. Mais lui… Ce type. Merde alors, quel enfoiré. Un peu de politesse, c’était si compliqué que ça ?