Fyctia
Détresse
Kalina connaissait ce regard. Elle l’avait déjà vu traîner sur le visage de Reka, lorsqu’il autopsiait un individu mort à cause d’une Javelin. Sous la pluie, Svilen Senko était beau. Une beauté froide et rigide, enrobée d’un voile d’amertume et de mystère. Une ombre droite et imperméable au froid et aux intempéries.
La pluie battait plus fort, martelait la terre et les rochers, le ruisseau et la Vierge veillant sur la dépouille du renard. Le niveau ne tarderait pas à monter et l’eau glacée l’emporterait. Elle laverait le sang et les souillures de la chair torturée. Seules resteraient l’aversion de Senko et la terreur de l’adolescent dans le viseur de la Javelin. Les cauchemars perdureraient un moment, peut-être toujours, Kalina en était certaine. Elle était aussi sûre que c’était l’effet recherché par son partenaire. Une peur bleue des Javelin, tous modèles confondus. Svilen détestait ces technologies du plus profond de son âme, comme Reka à qui elle essayait d’en vanter les mérites, en vain. Ils étaient différents mais sur ce point, leurs avis convergeaient.
Elle frissonna quand la brume tomba, épaisse et froide le long de la rive. Les lueurs des lampes torches qui s’éloignaient du ruisseau créaient des faisceaux brouillons et hasardeux. Les gamins allaient retourner à la route où des voitures les attendraient. La police les ramènerait chez eux, et ils auraient un avertissement. Un avertissement n’était pas suffisant d’après Svilen, mais qu’importe. Ils n’avaient fait de mal à personne.
Le renard n’était personne. Pas un être humain, pas un acte condamnable. Et même sur les humains, l’utilisation d’une Jav n’était pas condamnable. Ou les condamnations prenaient tellement de temps que les affaires tombaient dans l’oubli.
Kalina attendit près du ruisseau jusqu’à ce que la radio intégrée à sa montre crachote et que les agents appelés en renforts lui assurent que les gamins étaient entre de bonnes mains. Ses vêtements étaient humides mais Senko était trempé jusqu’aux os. Bon à essorer, songea-t-elle lorsqu’elle le vit sortir de l’eau, ses bottes accrochant les cailloux pour le hisser sur la rive. Des mèches noires évadées de sa longue queue de cheval encadraient son visage inexpressif et collaient à ses tempes, accentuant l’obscurité autour de lui.
Non, Senko est l’obscurité, pensa-t-elle en reculant d’un pas. La Javelin était toujours dans son poing, il ne l’avait pas lâchée, pas même quand il avait laissé le gamin revenir vers elle en trébuchant à plusieurs reprises. Il était peut-être en colère contre elle, mais Kalina décida de faire avec et de ne pas baisser les yeux. Elle soutint son regard un instant puis l’informa que les policiers avaient bien récupéré le groupe d’adolescents.
— J’espère que le petit va bien.
Il ne répondit pas et elle trotta après lui le long de la rive.
— Ils ont dit qu’ils n’avaient vu personne. Pas d’homme et pas d’enfant. Rien qui corresponde à la description de Hank ou de Gaby.
Kalina dut crier pour couvrir le son de l’eau battant les feuilles. Pour couvrir la distance aussi, que Senko creusait avec elle, qu’il creusait avec le monde autour de lui. Retrouver Gaby l’intéressait moins que de planter sa lame dans le cœur de Hank.
Son oncle le lui répétait sans cesse, l’Arche avait besoin de types comme Svilen Senko. Elle avait besoin d’hommes qui s’y connaissaient suffisamment pour dissuader, puisque ceux qui avertissaient voyaient leurs voix étouffées par la Sagaie.
— Bon sang, il ne va pas m’attendre.
Le brouillard s’épaissit autour de Kalina. Il ne devait pas faire nuit, pas encore mais la forêt se resserra autour d’elle, un lasso de troncs et de végétation sombre sur un lit de boue et de caillasses glissantes. Elle trébucha à plusieurs reprises, le souffle court et le cœur battant. Il y avait eu des entraînements dans la forêt artificielle de l’Arche, des camps organisés par des instructeurs sévères avec des missions de sauvetage ou de recherche, mais c’était la première fois que Kalina Slava se retrouvait seule en forêt. Le genre de forêt grouillant d’insectes et d’animaux qu’elle n’avait vus pour la plupart qu’en livres ou vidéos. Elle venait de cet environnement que Senko dépréciait, mais ce n’était pas une raison pour l’abandonner dans l’orage.
Kalina espérait qu’il remarque rapidement qu’elle n’était plus là. Peut-être que c’était un effet d’optique, une illusion produite par la brume opaque et qu’elle pourrait le toucher si elle tendait le bras. Kalina en doutait. Elle l’avait appelé assez fort et à plusieurs reprises. Seul le silence et l’averse lui avaient répondu. Svilen était avare de paroles, mais quand même.
— Si c’est du bizutage, tu me le paieras.
Elle fit un écart, s’éloignant du ruisseau. La dernière chose dont elle avait besoin était de tomber dedans. Il n’y avait pas assez d’eau pour s’y noyer mais le courant était suffisamment fort pour qu’elle se blesse contre les rochers.
— Ça l’arrangerait sans doute. Plus de frein à ses sauts d’humeur.
Kalina avait froid et sentit son optimisme la quitter à grandes enjambées. Le terrain était de plus en plus glissant et pentu, sa lampe torche inefficace pour la prévenir des dangers que le sol lui réservait. Quelque chose accrocha son pied et son poids bascula. Elle sentit le sol une première fois contre son épaule, puis sa hanche. Par réflexe, son corps se crispa puis se recroquevilla. Protéger la tête. La roulade dura une éternité douloureuse, des secondes trempées et glacées, des aiguilles de boue et de pierre tentant de se frayer un chemin dans ses vêtements sales. Elle n’avait pas crié, pas le temps. Et qui l’aurait entendu ? Senko devait déjà être loin devant.
Ce n’était pas la faute de Svilen si Kalina était maladroite, sensible et étrangère à la réalité du terrain. Elle était encore jeune et inexpérimentée. Elle devait apprendre, à son rythme, ou peut-être un peu plus vite. Le boulot devait être fait et ne pouvait pas se permettre de l’attendre, surtout lorsque des vies étaient en jeu. En bas de la pente qu’elle avait dévalée, Kalina se sentit seule et en détresse, mais comprenait.
Elle comprit le froid et la peur, l’envie d’être retrouvée et la crainte qu’on ne la retrouve jamais. L’angoisse sourde qu’on ne la cherche même pas. Gaby ressentait-il ça aussi ? Peut-être. Sans doute. Recroquevillée dans les graviers, ses membres froids et courbaturés, Kalina réprima un sanglot.
— Il va te trouver. Quelqu’un te cherche.
Quelqu’un cherchait Gaby. Quelqu’un voulait qu’il rentre à la maison. Il n’était pas seul.
— On va te trouver. Et te ramener. Promis.
Avec effort, Kalina se redressa, désorientée. Elle aurait des bleus, peut-être des égratignures mais ça irait. Se remettre debout ne fut pas facile, mais elle y arriva. A droite ou à gauche ? Elle tendit l’oreille pour entendre le ruisseau, un repère de fortune et trouver une direction dans laquelle aller.
Un pas.
Un craquement.
Une douleur lancinante et le monde de Kalina bascula de nouveau.
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