lagloiredesmots Ceux qui ne m'ont pas laissé grandir Absurde

Absurde

Elle se réveilla en sursaut, glacée et haletante. Quand son cœur avait-il battu si fort ? Kalina ne parvenait pas à s’en souvenir. Pas plus qu’à situer où elle était ni ce qui venait de se passer. Elle bougea, et des bribes éparpillées lui revinrent. Elle roula sur le dos et s’efforça au calme. Une douleur vive et lancinante torturait son côté droit. L’acidité sur sa langue l’inquiétait. Peut-être avait-elle vomi en perdant connaissance ? Non. Si elle s’était étouffée, elle ne serait probablement plus là.


— D’accord, respire.


L’air était froid dans ses poumons. Lourd et humide. Un air chargé de pluie. Un air chargé d’angoisse. Un air quasiment irrespirable. Chaque inspiration équivalait à un supplice, injectant des paillettes sombres devant ses yeux, qu’ils soient ouverts ou clos. Plusieurs minutes, longues et inquiétantes, s’écoulèrent avant que Kalina ne se décide à faire ce qu’on lui avait appris en cas de chute. Remuer doigts et orteils. S’assurer que la colonne vertébrale n’était pas touchée. Puis, passer aux membres.


— Bien. Jusque-là, tout va bien.


Elle prit une profonde inspiration puis se redressa avec douceur. La vague de douleur qui la submergea lui vrilla le cœur. Un cri rauque passa la barrière de ses lèvres, et elle se laissa retomber lourdement, la boue clapotant sous son poids. Du bout de ses doigts gelés et tremblants, elle chercha la source de son mal. Son côté droit irradiait, laissant peu de doute quant à une recherche infructueuse. Ce qu’elle sentit la terrifia davantage encore que le fait d’être seule, blessée et perdue au milieu d’une forêt sordide.


Kalina savait ce qu’elle touchait. L’irrégularité et la texture étaient semblables aux restes de viandes que sa mère offrait aux chiens en fin de repas. Elle crut s’évanouir à nouveau en plongeant ses doigts dans sa chair meurtrie, imagina l’os fracturé visible sous le tissu déchiré et le sang, et réprima un sanglot.


Peut-être ne parvint-elle pas à le réprimer. Peut-être le laissa-t-elle filer, s'échapper et claquer dans la nuit. La vision du renard déchiqueté s’immisça dans son esprit affolé. De quoi avait-elle l’air ? De quoi aurait-elle l’air lorsqu’on la trouverait ? Si seulement on la retrouvait.


Céder à la panique n’était pas un point de chapitre du manuel qui l’avait accompagnée durant son apprentissage. Mais le manuel pouvait bien aller se faire foutre. Au moins une fois. Ce bouquin, Senko ne l’avait probablement jamais ouvert. Ou juste pour arracher les quelques pages en trop, avant de le glisser sous le pied d'un meuble bancal pour le stabiliser. Et il ne s’en portait pas plus mal. Kalina le réalisa alors qu'à ses larmes se mêlaient pluie et sueur. Elle détesta les frissons grouillant sous ses vêtements mouillés. Les sanglots soulevant sa poitrine accentuaient la sensation de manque d’oxygène et la douleur irradiant dans sa hanche brisée.


Elle avait mal. Elle avait peur. Elle était seule.


Comme le renard de la rivière, Kalina était blessée, terrifiée, abandonnée. Elle était en vie, mais personne n’était présent pour abréger sa souffrance. Personne n’était là pour l’achever. Svilen était parti. Il l’avait semée. Il l’avait laissée là. Le con.


— Dans la tête. C’est dans la tête. Tout dans la tête. Tu n’avais pas si mal avant de toucher. Pas si mal.


Kalina tenta de se raisonner. Elle n’était pas seule dans cette galère. S’accrocher à la pensée d’un petit garçon perdu et terrifié, peut-être même en danger, l’aida à repousser l’affligeante vague de panique qui la submergeait. Elle devait apprendre à boire la tasse, recracher et se débattre. Dompter les flots, faire face au courant. Garder la tête hors de l’eau. Senko n’était pas avec elle, mais l’enfant avait une chance.


Serrant les dents, Kalina entreprit de se redresser à nouveau, orientant son poids sur sa hanche valide, lâchant un cri chaque fois que la douleur devenait insupportable. Hissée à la force de ses bras sur un rocher tout juste assez lisse pour qu’elle y pose ses fesses, Kalina entama une longue et laborieuse recherche. De solutions, de téléphone. Son portable avait dû se faire la malle durant sa chute. Ou bien était-il juste-là, quelque part à proximité. L’obscurité épaisse lui permit à peine de discerner les ombres des fourrés autour d’elle. Il pourrait être à ses pieds qu’elle ne le remarquerait même pas. Marcher n’était pas concevable. Elle aggraverait son cas si elle tentait à nouveau de se mettre debout, sans doute n’y parviendrait-elle-même pas.


— Merde. Je veux tellement un de ces foutus Kanone.


Le halo luminescent, pointé vers le ciel pourrait indiquer sa position. Provoquer une explosion, dans les règles de l'art Senko, pourrait indiquer sa position. La balise GPS dont ils étaient équipés, pourrait indiquer sa putain de position. Mais Kalina n’en possédait pas. Peut-être n’en n’aurait-elle jamais. Ses yeux brûlèrent et l’envie d’hurler se fit plus intense. Frustrée, Kalina l’était. Autant que désemparée.


— Senko dirait que désirer quelque chose que tu n’as pas est absurde.


La position même dans laquelle elle se trouvait était absurde. Kalina ne rendait service à personne. Elle ne se rendait pas service. Elle ne rentrerait pas chez elle ce soir, fière d’avoir trouvé et sauvé un enfant enlevé. Elle ne se vanterait pas d’avoir résolu l’enquête du meurtre d’une petite fille.


— Non. Parce que ce n’est pas un meurtre. Pas vraiment.


Le cas de Kalista était un accident. Ses parents ne pensaient pas qu’ils lui feraient du mal, Kalina en était convaincue. Le coup du renard aussi, était un accident. Tout comme sa chute. Tout comme son incapacité à assister son partenaire. Tout ça n’était qu’accidents. D’absurdes accidents.


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1 commentaire

La Plume d'Ellen

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Il y a 3 ans

Je te lis très bientôt 😉 car ton résumé me plait...
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