lagloiredesmots Ceux qui ne m'ont pas laissé grandir Crime

Crime

Fraîchement diplômée, Kalina devait admettre que sa formation n’était pas complète. Elle aurait volontiers consacré quelques heures supplémentaires à la pratique, notamment les interventions en binôme avec Svilen Senko.

Aucun cours ne prépare à ça, songea-t-elle en l’observant défoncer une porte un peu trop résistante au goût de l'intéressé. Senko n’appréciait vraisemblablement pas les portes closes. Pire, Senko n’appréciait pas qu’on lui résiste. Elle devrait peut-être rédiger un manuel au sujet de son collègue, pour tous les futurs Javhunt affectés dans l’Arche. Ou peut-être pas. Les bruits de couloir affirmaient que Senko avait longtemps fait cavalier seul. Les Javhunt qui l’avaient précédée s’étaient défilés, avaient demandé à être transférés. Tant pis. Tant mieux. Kalina n’était pas prête à céder sa place à qui que ce soit.


— Tu disais quoi ? Au sujet de l’évacuation.


Plusieurs écrans dernier cri affichaient des images de si haute qualité que le service de surveillance de la Division en serait vert de jalousie. Le hall était toujours aussi bondé que lorsqu’ils l’avaient quitté. Kalina s’avança.

— Si personne ne bouge, d’où vient l’alarme ?

Un claquement de langue lui répondit, rapidement suivi par le frottement des bottes en cuir noir de Senko quittant la salle. Peu de couleur dans le look de son équipier, mais Kalina devait admettre qu’il portait bien celle du deuil. De son Kanone à sa tenue en passant par ses longs cheveux de jais, Svilen Senko semblait tout droit sorti d’un puits de ténèbres. Une âme vengeresse déterminée à persécuter ceux qui avaient jeté un voile d’ombre sur la communauté qu’on lui avait donné à protéger. A côté de lui, les hommes et les femmes vêtus de blouses blanches qu’ils croisèrent quelques couloirs plus tard faisaient pâle figure. Surtout, ils s’écartèrent sans demander leur reste. Une marée blanche éventrée par une lame noire acérée et aiguisée.

— Où est Kalsta ? Lança Senko en ouvrant à la volée une porte qui manifesta son indignation d’un grincement outré.

— Qui êtes-vous ? Vous n’avez pas le droit d’entrer ici !

— Et vous n’avez pas le droit de vendre de Haste de série 7V, pourtant j’viens d’en trouver une. Pas bien loin d’un cadavre. Amenez Kalsta, ou j’vous fais une démo.

— Le directeur Kalsta est occupé.

— Désoccupez-le.

— Nous avons entendu une alarme, tempéra Kalina. Que se passe-t-il ?

— Je ne crois pas que ça vous concerne, affirma la femme aux boucles blondes, déterminée à tenir tête aux deux intrus.


Svilen la connaissait. Elle avait fait la une de plusieurs papelards au cours des derniers mois. Peu enclin à s’éclater les yeux devant des polices miniatures sur des écrans trop lumineux, il préférait encore débourser quelques pièces et feuilleter ces vieux journaux en papier qu’on disait démodés et une insulte à l’écologie. Le recyclage, une autre belle connerie à laquelle il n’avait jamais vraiment cru. Des containers multiples envahissaient les quartiers résidentiels de l’Arche, mais Svilen savait où atterrissaient les ordures. Tout ce qui était jeté était brûlé dans la faille, à quelques mètres seulement de la Fosse. Les détritus n’avaient rien à envier aux hommes. Ils leur ressemblaient. Ils avaient l’air différent, pouvaient être classés en plusieurs catégories, séparés un temps, mais la finalité n’avait rien de glorieuse. Une fois inutiles, ils étaient jetés aux oubliettes, consumés par les bombes à combustion massive.


— Veuillez coopérer, Madame. Nous sommes de la brigade des Javhunt, déclara Kalina, insigne en main. Tout ce qui touche à la sécurité de nos concitoyens, et je vous prie de croire que vos collaborateurs et vous en faîtes partie, nous concerne.


Des murmures peu élogieux s’élevèrent dans l’open space peuplé de blouses et de cols boutonnés. Svilen enroula ses doigts gantés autour du poignet de sa partenaire, la forçant à abaisser le badge censé leur servir de laisser passer. Plutôt une provocation savamment dissimulée derrière une mention d’autorité qui révoltait. Un prétexte à l’hostilité. Une hostilité qui mit peu de temps à apparaître dans les pupilles noisette de la blonde.

Failenn Malachi était une scientifique reconnue dans le secteur de la transformation temporelle. Elle avait rejoint les rangs de la Sagaie trois ans auparavant et mit au point les Javelin Loop, en vente depuis peu. Depuis déjà trop longtemps, songea Svilen. Pas d’incident sanguinolent à noter, toutefois la classe moyenne s’arrachait les Loop depuis leur sortie. Plus maniables et abordables que les Haste et Rein-In, les Loop agissaient sur la perception de leurs utilisateurs, donnant l’illusion d’une boucle temporelle paramétrée au sein de laquelle se complaisaient les individus désireux d’échapper à la réalité.


Svilen pouvait comprendre le désir de remonter le temps, de vouloir revivre un souvenir agréable et rêver qu’il ne prenne jamais fin. Il ne concevait pas que ce désir devienne réalisable. Qu’en était-il de la nostalgie ? Des réminiscences mélancoliques, refuges de fortune qui égayaient de temps à autres les plus sombres quotidiens ?


Les Loop étaient devenus la nouvelle drogue fétiche des insatisfaits. Une drogue légalisée par les dirigeants de l’Arche, eux-mêmes shootés aux hallucinations inspirées de la réalité virtuelle. Dans ses innombrables interviews, Failenn Malachi prévoyait d’un jour rendre les Loop capables de renvoyer les sujets dans le passé qui leur convenait. Un moment de vie choisi avec soin, d’après un ensemble de données recueillies au cours d’un suivi thérapeutique assidu en amont, et consenti à l’unanimité aussi bien par l’utilisateur que son entourage proche.


— C’était l’avis naïf et politiquement correct de Kalina Slava en direct des bureaux de la Sagaie, lâcha Svilen d’une voix traînante.


Relâchant le poignet de la jeune rouquine, il lança un regard circulaire à la pièce, jonchée de bureaux plus ordonnés que le sien ne le serait jamais. Aucune importance, vu le peu de temps qu’il y passait. Aux écrans flambants neufs, Svilen préférait cette tasse de café dont il n’arrivait jamais à récurer le fond encrassé. Son attention se reporta sur la scientifique impassible, et dans son dos, Kalina se tendit.


— Pour ma part, je considère que les Javelin sont des armes. Cibler une personne et presser une gâchette, quelle que soit l’intention ou le type de munitions, ça reste un crime. Vous créez ces armes, vous portez donc directement atteinte à la sécurité de nos concitoyens, Malachi.


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8 commentaires

Jessica Lament

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Il y a 4 ans

On plonge dans ton univers et on n'y résiste pas ! 😍

Emma Hermosa

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Il y a 4 ans

Intriguant cette nouvelle drogue ! Shootés à la réalité virtuelle

lagloiredesmots

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Il y a 4 ans

C'est comme l'alcool, sans le plaisir de boire!

cedemro

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Il y a 4 ans

En effet, cela ressemble drôlement plus à une arme qu'à un simple accessoire de mode ! J'ai comme l'impression que tout risque de rapidement dégénérer pour eux...

lagloiredesmots

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Il y a 4 ans

Je ne vois absolument pas ce qui te fait dire ça...
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